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Nous vivons encore
aujourd'hui sur le stock d'idées développées par les penseurs de la première moitié du XIXè siècle. Raymond Aron |
Le tournant
de la civilisation Georges Guéron . Futuribles n° 65 |
Le terme de mutation est certainement
plus familier aux lecteurs de Futuribles qu'il ne l'est au grand
public, souvent réfractaire à l'idée illustrée
par Gaston Berger,
lorsque, dans une boutade, il disait que "rien ne s'était
passé depuis le néolithique et voilà qu'à
nouveau, il va se passer quelque chose" |
Aussi seront-ils sans doute moins passionnés
par la première partie de l'ouvrage de J.P. Quentin intitulée
"turbulences" que par les deux suivantes où, proposant
"un autre regard" sur l'évolution des technologies
et des sociétés contemporaines, il y découvre des
"ressources" qui justifient l'optimisme des hommes d'action,
sans masquer pour autant les difficultés découlant de
la nouveauté des situations qu'ils rencontrent. Cela justifie
à la fois l'ambition de l'auteur qui souhaite atteindre une vue
"globale" de la mutation que nous vivons et sa modestie à
ne proposer qu'une réflexion "d'honnête homme"
au service de la compréhension d'une époque appelant tous
les "responsables" à agir. Les "responsables"
n'étant pas seulement les dirigeants des institutions, mais aussi
tous ceux (utilisateurs, usagers ou collaborateurs) qui adoptent une
attitude volontariste et consciente devant des évolutions dont
ils refusent la fatalité.
Au nombre des "turbulences" figurent bien sûr la crise économique avec ses conséquences sur l'emploi, mais aussi le désarroi résultant du sentiment d'impuissance à la dominer. Malgré l'accroissement de richesse obtenu au cours des "Trente années glorieuses", malgré les performances technologiques, malgré les efforts de l'Etat-providence, le doute s'installe et le scepticisme de l'opinion publique s'accroît quant à l'aptitude des dirigeants à résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés : chômage, stagflation, travail noir, croissance des dépenses publiques, chocs pétroliers, interdépendance internationale sans réelle internationalisation des solutions possibles, coexistence de la pauvreté absolue avec des excédents, des gaspillages et des armements sans précédents, etc. Fatalité ou absurdité? Faut-il incriminer le progrès technologique, autrefois présenté comme une panacée, l'inadaptation du système éducatif, l'affaiblissement des valeurs et des hiérarchies traditionnelles ? Bref, se référer à des "modèles" d'un passé où les ordres de grandeur, l'accélération des changements et la complexité étaient bien différents de ceux d'aujourd'hui ou bien admettre qu'effectivement une situation nouvelle se crée, amenant une véritable mutation de l'organisation sociale et faisant apparaître de nouveaux concepts qui permettraient une autre interprétation de nos difficultés et, pour en triompher, l'apparition d'autres ressources et de voies nouvelles pour l'action. C'est, on le devine, le second parti que prend Jean-Pierre Quentin. Que peut être alors "l'autre regard" à porter sur notre monde, assez éclairant pour nous faire percevoir la mutation en cours ? L'auteur nous propose d'abord à titre de clefs pour une telle ouverture, quelques concepts qui lui paraissent particulièrement utiles. Trois notamment, ceux de "dématérialisation", de "complexité" et d'importance prise par les "aspirations" sur les "besoins". La dématérialisation découle de l'incorporation grandissante, dans les "produits" que nous utilisons, de plus d'éléments non pondéreux qu'autrefois. D'une part la fabrication de ces produits exige de plus en plus d'informations, d'énergie, de connaissance, d'organisation, de fiabilité par rapport à la matière mise en uvre. D'autre part parce que l'utilisation de ces produits ne se conçoit qu'à l'intérieur de "grands systèmes" eux-mêmes peu matériels. Que serait un poste de télévision ou de radio sans le système d'émission qui l'alimente? Enfin parce que beaucoup de ces "grands systèmes" (financier, d'assurance, d'information, d'éducation, de santé, de protection sociale, etc.) sont plus à la base d'organisation que d'installations matérielles. La complexité se joint à la dématérialisation de deux façons. D'une part elle donne tout son poids à l'organisation, notamment à travers les mécanismes modernes de la décision. Nous vivons sur des concepts archaïques dont nos imaginations n'envisagent que l'extrapolation alors que nous sommes en présence d'un changement de nature du monde. L'entrée en force de la dématérialisation et de la complexité implique... de nouveaux outils d'analyse de la réalité économique et sociale... implique aussi un autre type d'organisation... car l'entrée dans une civilisation de "médiation" suppose un meilleur degré d'adéquation entre l'action et ses conséquences... Elle suppose enfin un nouveau système de valeurs rapportant des activités dématérialisées comme la santé, l'éducation, l'information, les activités culturelles et civiques à un système de référence à la personne et à son rôle social. D'autre part la complexité suppose le développement des régulations et notre organisation sociale ne sait pas encore "réguler" son fonctionnement autrement que de façon "simpliste" en opposant pouvoirs et contre-pouvoirs dans un "tout ou rien" ou "l'un ou l'autre" sans le jeu harmonieux de régulations bien conduites. Enfin les aspirations des personnes ajoutent de plus en plus de problèmes - et d'autres problèmes - à ce qu'était la satisfaction des besoins - car ces derniers, mêmes divers, restaient complémentaires et "saturables", tandis que les premières se révèlent parfois contradictoires et presque toujours insatiables : autonomie et convivialité, initiative et sécurité, créativité et homogénéité, expression individuelle et discipline collective, utilitarisme et hédonisme, ordre et mouvement, liberté et égalité, etc. Les technologies nouvelles qui conduisent à plus de dématérialisation et de complexité peuvent-elles aussi aider à répondre aux demandes exigeantes de ces aspirations contradictoires? Oui affirme l'auteur car elles renforcent de plusieurs façons les possibilités d'élever le niveau d'organisation des sociétés. D'une part elles créent un enchaînement nouveau et de plus en plus étroit, entre la recherche technique, les applications qu'en font les "technostructures" l'amélioration et l'efficacité des sous-structures et le développement culturel. Et ceci le conduit à distinguer des "techniques de pointe", comme l'astronautique ou l'océanographie - avec leurs domaines spécifiques - de ce que J.P. Quentin appelle "les technologies combinatoires" comme l'électronique et ses dérivés en matière d'informatique, de robotique, de communication, comme la biotechnologie ou comme les matériaux nouveaux. Car ces "technologies combinatoires" irriguent l'ensemble des productions, amplifient les possibilités des "grands systèmes", accroissent la fiabilité et la facilité d'usage des produits qui les utilisent. En même temps elles renforcent les interdépendances (complexité) tout en donnant aux utilisateurs une efficacité et une autonomie qui contribuent à créer un nouvel équilibre de libertés et de contraintes, donnant toute leur signification aux concepts de "valeur ajoutée sociale" et de développement culturel. Car l'acceptabilité sociale s'accroît avec les réponses diverses aux aspirations nombreuses et l'usage d'application de ces technologies requiert plus une connaissance culturelle de leur mode d'emploi qu'une connaissance technologique de leur fonctionnement. Reste bien sûr que tout cela conduit à repenser le "politico-institutionnel" car, comme l'écrivait Jean Boissonnat - autre boutade - "De nos jours, Spartacus serait chef syndicaliste, Wellington président de la Shell, Bonaparte Commissaire Général au Plan et Charlemagne Président de la Commission de Bruxelles". Ce qui signifie bien l'importance prise par les différents groupes par rapport à celles des actions individuelles, si prestigieuses soient-elles. Ce qui signifie aussi le besoin d'innovation sociale si l'on pense à l'incapacité des systèmes politiques à élaborer des objectifs cohérents, incapacités que J. Lesourne attribue aux "déficiences de contrôle" des organisations nationales et internationales. On peut en d'autres termes se rapporter au mauvais niveau des relations entre la personne, le citoyen, et les institutions politiques. Un autre discours politique devient nécessaire, faisant mention des contreparties inévitables car si nous voulons une société plus juste, il faut vouloir plus de productivité, si nous voulons une plus grande participation des travailleurs, des consommateurs, et des citoyens, il nous faut une société de concurrence, etc. Ainsi l'actuelle mutation de la société dépasse la simple dimension technologique à laquelle elle est trop fréquemment réduite. Pour une telle mutation, de quelles ressources disposons-nous ? Probablement moins de richesses naturelles que d'aptitude à les mettre en valeur et cela à la dimension mondiale. C'est-à-dire que la première ressource est à trouver dans les hommes, avec la diversité de leurs cultures. Autres ressources culturelles - qui valorisent la première - l'énergie et l'information, ces deux termes étant pris dans tout ce qu'ils impliquent : l'énergie n'étant pas seulement obtenue du pétrole ou du nucléaire, mais aussi, au sens moral, la volonté de manifester un impact sur son environnement et la force d'âme qui fait supporter les difficultés et les revers, les résistances ou les vicissitudes de l'action, sans renoncer à la pleine réalisation de ses objectifs. L'information n'étant pas seulement l'acquisition de connaissances, mais aussi l'information "pouvoir d'organisation". Bien entendu ces ressources "humaines" se trouvent accrues par les modifications que la mutation en cours apporte aux concepts et à l'utilisation du temps et de l'espace entraînant d'autres attitudes face à l'avenir. Car, comme disait encore Gaston Berger, la référence pour l'action a longtemps été faite au passé. C'était le précédent comme si l'avenir allait reproduire le passé, l'analogie comme s'ils devaient toujours se ressembler, l'extrapolation comme si l'un allait toujours prolonger l'autre. Alors que de plus en plus l'action peut prendre référence à l'avenir, comme si nous entrions dans une civilisation du projet, grâce à une capacité nouvelle de nous projeter dans le futur. Un livre donc qui incite le lecteur à utiliser son expérience et son savoir pour des conclusions personnelles. Car, sur des sujets aussi fondamentaux, devant une mutation qui ouvre à tant d'espoirs à travers tant de difficultés, il s'agit moins de fournir des solutions que de faciliter l'effort de chacun par des propositions, bases de discussions fécondes. Georges Guéron |
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