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2 - Analyser autrement, prendre des risques
Vision différente, aussi : pendant longtemps,
on a voulu avoir ou faire plus ; puis la déesse
Qualité a imposé le culte du mieux ; aujourd'hui
s'ajoute autrement, autre chose, ailleurs .
C'est une des raisons pour lesquelles la prospective a de l'avenir,
étant conçue pour cette logique de rupture. Mais
nous avons encore du mal à entrer (puis à rester)
dans cette logique, qui veut que pour comprendre un monde en
rupture et y trouver sa place, il faut raisonner... en rupture.
Dans Terre des Hommes, Saint-Exupéry l'a exprimé
très simplement : "Pour saisir le monde aujourd'hui,
nous usons d'un langage qui fut établi pour le monde
d'hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre
à notre nature, pour la seule raison qu'elle répond
mieux à notre langage".
Ce diagnostic est criant, par exemple si l'on
prend deux grandes dégénérescences de la
prospective : la tendance technocratique et la tendance superficielle.
La première abuse de la mise en équation, dans
une optique "cerveau gauche" qui dévitalise
totalement une approche qui, au contraire, a besoin d'incorporer
aussi de la fantaisie, de l'irrationnel, de l'imaginaire,
de l'inattendu. La rigueur méthodologique est indispensable,
à condition de renoncer à l'hégémonie
: elle doit structurer la créativité, pas l'étouffer.
Symétriquement, le dérapage vers le superficiel
propose des apports nouveaux, mais ils ne mènent pas
loin, tant par leur manque d'assise et d'envergure que par leur
faiblesse méthodologique.
Ces deux dérives illustrent bien le
propos de Saint-Exupéry : on aborde un monde nouveau
avec des langages d'hier. L'un est le langage de la société
industrielle, avec ses approches quantitatives et spécialisées
qui, sans même s'en rendre compte, détruisent la
vie en voulant la découper et la peser. L'autre est le
langage de la société de consommation, avec son
paraître sans racines et son esthétique sans éthique,
dont la bulle trop vide déçoit les espérances
suscitées par son papier-cadeau trop alléchant.
La rigueur méthodologique du premier est un atout considérable,
ne serait-ce que pour analyser la nature et la portée
de nos méta-tendances - mais il en est incapable car
l'outil creuse le fossé qui le sépare de l'humain
; plus on creuse, plus on éloigne l'objectif. A l'opposé,
le langage de la "prospective d'agence de pub" a l'avantage
d'être ouvert à l'air du temps, mais il ne peut
rien en faire faute de profondeur conceptuelle et de puissance
méthodologique ; dans ce domaine, la mode ne mène
pas loin.
Le refus des langages d'hier n'implique pas
leur rejet, mais leur intégration dans un ensemble plus
ouvert, précisément au sens de la prospective
humaniste que prônait G. Berger. L'un de ses préceptes
est la prise de risque mais souvent, en réalité,
la prospective n'est risquée qu'au sens du "monde
d'hier". Par exemple, au sens du monde actuel et futur,
on sait que l'intelligence collective s'impose et, chaque fois
qu'on ose "risquer" de la mettre en uvre, les
résultats dépassent toujours les espérances.
"Qui vit sans folie n'est pas aussi sage qu'on le croit"
: alors suivons La Rochefoucauld, soyons sages, osons la folie
!
Suite
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