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Jean-Pierre Quentin . Communication oxymorique : Europe, je t'aime... moi non plus . n° 154, avril 2009
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Le meilleur moyen de persuader consiste à ne pas persuader.
Lautréamont
Europe, je t'aime... moi non plus


Les citoyens veulent sincèrement l'Europe et ils n'en veulent surtout pas. Ils adhèrent à l'idéal européen, ils ont envie qu'il se concrétise en un projet. Pourtant, ils boudent l'élection de son parlement, ils détestent l'Europe qu'on leur propose, qui ressemble trop à celle qu'on leur impose depuis des années, symbole de limitations, d'interdictions, de règlements tatillons, de normes dévitalisées, de quotas sans signification, de subventions dénuées de vision... Ils sont dégoûtés de l'Europe de Bruxelles autant qu'ils sont attachés à leur rêve européen. Un grand écart qui, au-delà des commentaires convenus sur ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent, devrait susciter quelques interrogations. Notamment : peut-on, veut-on, doit-on combler ce fossé ? Pourquoi ? Comment ? En quoi, au-delà des citoyens, tout cela concerne-t-il la société civile, les entreprises, les associations ? Et d'abord, d'où vient cette fracture, quel est le problème ? Retenons trois aspects : le déficit de projet, la communication contre-performante et le chacun pour soi.


La mauvaise image de Bruxelles est certainement outrée, probablement injuste. Mais peu importe : ce qui compte, c'est qu'elle existe ! Avec de graves conséquences, car nous avons besoin d'une Europe solide, dynamique, entreprenante et, aujourd'hui, elle ne peut prendre corps sans le soutien de citoyens motivés et exigeants - or ils sont déçus et inertes.

Déçus dans leur attente d'Europe, ils sont peu motivés faute de projet mobilisateur, lisible, exaltant. Un slogan de mai 1968 disait qu'on ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance. De même, il est difficile de tomber amoureux d'une directive communautaire, ou des programmes insipides des partis politiques, ou des discours ennuyeux sur les nécessaires réformes des institutions : d'accord, il faut s'occuper de la machine, mais il faudrait surtout savoir à quoi elle pourrait servir et ce qu'on voudrait en faire. A ce titre, la balle est clairement dans le camp des dirigeants politiques : à quand un élan enthousiaste, voire simplement un peu de vie ?

Si ces dirigeants assurent un service minimum, c'est peut-être en partie - la balle passe dans l'autre camp - parce que les citoyens ne sont pas assez exigeants vis-à-vis d'eux. Au lieu de réagir, ils fuient les bureaux de vote, donnant un blanc seing à ceux qui les déçoivent ou les trompent. Ils acceptent sans broncher qu'on leur serve des projets au rabais, des discours creux, des actes qui contredisent les propos... Il serait temps de prendre du recul par rapport à ce qui se dit à la télé : un peu moins de pensée unique, que diable, un peu plus d'esprit critique, de hauteur de vue !

Ce recul peut se nourrir de différents apports, à commencer par cette chronique périodique (>> Récents articles >> L'Heuropéen). On a vu que même de vénérables institutions pouvaient sortir du politiquement correct (>> Mises au point salutaires du Conseil d'Etat). Pour changer de regard, chaussons cette fois les lunettes de l'agence centrale de renseignement des Etats-Unis.
Selon la CIA, Europe has been... . . La communication qui éloigne . . La communication autistique

Selon la CIA, Europe has been...

A propos de l'Europe, de son projet, de son avenir, le rapport 2009 de la CIA sur le monde en 2025 dit tout haut ce que, ici, tout le monde sait mais que personne ne dit. Saurons-nous relever les défis et démentir ces perspectives lucides, sombres mais non inéluctables ?

En 2025 l'Europe n'aura que lentement avancé dans la concrétisation du projet de ses élites et de ses dirigeants actuels : celui d'un acteur mondial cohérent, intégré et influent, capable d'user en toute indépendance d'une panoplie complète d'outils politiques, économiques et militaires pour défendre les intérêts européens et occidentaux et les idéaux d'universalité. Cette formulation "brute de fonderie" de l'état actuel du projet européen est plutôt bien sentie et appelle plusieurs remarques. C'est un projet raisonnablement ambitieux, aussi honorable que sans souffle capable de mobiliser les peuples ou les milieux socio-économiques. Il comporte malgré tout, en filigrane, davantage de sens que les arguments techniques et comptables, les vues défensives et a minima, que nous servent les habituels discours politiques. Comment se fait-il qu'il ne se trouve pas un homme d'Etat pour porter un projet dont même la CIA a su formuler la trame ? Peut-être n'y a-t-il que des hommes politiques capables d'y souscrire intellectuellement ou verbalement, du bout des lèvres, mais surtout pas d'y adhérer du fond du cœur ni de s'en faire les apôtres. Leur horizon est tellement délimité par le cadre étatique qu'ils ne peuvent voir l'Europe comme cet espace "cohérent, intégré, etc." à envisager en tant que tel, ailleurs, autrement, à côté de l'Etat et non à sa place ou à sa botte. Pour eux, c'est un espace qui ne se définit qu'en référence aux pays qui le composent : au mieux un lieu de coopération entre eux, au pire un terrain de confrontation, plus souvent un carrefour de coordination ; ils ont abandonné depuis longtemps la dynamique d'intégration qu'avaient initiée les Pères de l'Europe (>> Coordination, régression). Or, on ne peut construire une telle cohérence par la juxtaposition ou l'affrontement, mais par la mise en commun. Pas en négociant face à des voisins obsédés par leurs prés carrés, mais en s'engageant avec des coéquipiers dans une expédition réellement commune...

L'Union européenne devra remédier au sentiment croissant d'un déficit démocratique entre Bruxelles et les électeurs, et dépasser le débat interminable sur ses structures institutionnelles. De fait, la question n'est pas tant celle d'un déficit démocratique que celle du sentiment d'un tel déficit - conséquence directe des faux-semblants de la communication, on y reviendra plus bas. De même, la question est moins celle de l'architecture institutionnelle que celle du débat, lui aussi biaisé, sur des institutions qu'on dit vouloir fortes et démocratiques, mais qu'on bride par peur d'en perdre le contrôle. Un contrôle que, de ce fait, on ne peut assurer - voir le point suivant. De plus, débattre à n'en plus finir sur les institutions est le meilleur moyen d'éluder le débat sur un projet.

L'incapacité persistante de persuader une opinion sceptique des bienfaits d'une intégration économique, politique et sociale approfondie et de s'attaquer au problème d'une population vieillissante et déclinante en mettant en œuvre des réformes impopulaires pourrait faire de l'Union un géant immobilisé, trop occupé à régler ses querelles internes et ses rivalités nationales, et moins capable de transformer son poids économique en influence planétaire. Notons au passage que cette incapacité "pourrait" paralyser l'Europe, rendue simplement "moins capable" d'agir... la cause n'est donc pas irrémédiablement perdue ! Notons aussi que l'évidence des mesquineries nationales et de leurs méfaits n'échappe pas plus à la CIA qu'au Conseil d'Etat ; il n'y a plus que des dirigeants nationaux pour en ignorer la gravité et les entretenir dans un display digne des grands singes. Quant au scepticisme de l'opinion, rappelons qu'il ne s'applique pas à la construction européenne en soi, mais aux formes qu'elle prend aujourd'hui. Enfin, il y a une certaine contradiction à suggérer que les dirigeants voudraient promouvoir les bienfaits d'une intégration approfondie, avant de rappeler l'ampleur de querelles et rivalités nationales... qui attestent que ces dirigeants sont viscéralement allergiques à l'intégration !
Selon la CIA, Europe has been... . . La communication qui éloigne . . La communication autistique

La communication qui éloigne

De là découlent les ambiguïtés de la communication : elle est supposée rapprocher, mais sur les questions européennes, elle éloigne. Elle est pleine de faux-semblants, encore plus que la politique nationale, dont elle est d'ailleurs à ce titre un prolongement - c'est dire qu'on ne saurait prétendre faire le tour du sujet en quelques lignes. Allons-y donc à grands coups de serpe !

Dans bien des domaines, l'Europe est incontournable, ne serait-ce que par sa taille critique, que n'ont pas ses Etats membres isolément, même les plus grands. Les gouvernants nationaux savent que, dans l'intérêt de leur pays, ils doivent lui transférer des prérogatives, mais ils y vont à reculons et ils voudraient le faire sans changer leur mode de gouvernement. A des degrés divers selon les contextes politiques, d'un côté les britanniques assument leur repli national ou insulaire et, à l'opposé, certains continentaux, notamment gaulois, n'osent avouer leurs réticences et préfèrent transposer ici leur tradition de manipulation de l'opinion publique, avec la complicité des grands médias : ils sont debout sur les freins mais se posent en moteurs de la construction européenne.

Ce n'est pas par hasard si, en 2005, le rejet de la Constitution européenne est venu de France, pays où pourtant l'électorat est très majoritairement pro-européen. Petit exemple (>> autres exemples) : on tient officiellement un discours favorable au traité, mais c'est une simple manœuvre de communication de persuasion pour la façade ; simultanément, on prend position sur un thème sensible (élargissement), abordé de façon biaisée (Turquie), on active un bon vieux ressort démagogique (peur), on ajoute quelques aromates (plombier polonais), eux-mêmes biaisés (projet Bolkestein, en discussion, sournoisement présenté comme adopté et imposé), on crée insidieusement l'amalgame : en clair, on déploie discrètement une action de communication d'influence qu'on sait beaucoup plus efficace que le discours de façade qu'elle contredit de façon occulte. Imparable : on torpille et on fait couler, tout en se posant en défenseur de la cause qu'on sabote discrètement. Cerise sur le gâteau, une fois le sabotage réussi, on reprend le tout dans un traité dégénéré qu'on fait passer pour un progrès de la cause européenne : les fossoyeurs de celle-ci peuvent se présenter comme ses sauveurs...

En face, cette cause compte-t-elle des partisans sincères ? Bien sûr. Mais comme ils croient naïvement qu'il suffit d'argumenter pour convaincre, leurs efforts ne produisent rien. Que pourrait leur modeste communication de persuasion face à cette redoutable communication d'influence, leur candeur innocente face au stratagème cynique ? Ils tombent dans le piège et, ne s'en rendant même pas compte, ils persévèrent et le resserrent davantage. Alors, quand arrive la cerise sur le gâteau, ils se bousculent pour soutenir le mauvais Traité de Lisbonne et ses petits compromis, fruits de marchandages de bazar. Certes, au début, cette solution bricolée ne leur plaît pas beaucoup mais, suivant des processus bien établis (>> Piège abscons >> Niveaux d'approche >> Effets d'optiques), ils réussissent à se persuader qu'on ne pouvait faire mieux dans ce contexte où sinon, faute de nouveau traité, il faudrait appliquer le Traité de Nice qui est encore bien pire ! Nous avons là une magnifique illustration du raffinement suprême auquel peut prétendre la manipulation : la soumission librement consentie, sincèrement assumée par la cible qui sublime son renoncement en prosélytisme au service de la cause adverse.

Aucun doute que dans une situation similaire, en 1954, après le rejet (déjà en France) du Traité sur la Communauté européenne de défense, si les Pères de l'Europe avaient baissé les bras avec aussi peu d'ambition, d'imagination et de courage, jamais les Communautés européennes n'auraient vu le jour en 1957. Autres temps, autres hommes...

Ces pratiques s'insèrent dans une longue tradition, dont une instrumentalisation bien connue - beaucoup plus simple, mais toujours efficace - est celle du bouc émissaire, avec toutes ses déclinaisons. En particulier : on prend à Bruxelles des décisions qu'on n'ose pas assumer au niveau national (restructurations industrielles, quotas agricoles ou service universel), on tient un discours équivoque, sans avouer qu'on a signé, ni dire explicitement qu'on est contre, puis on alimente la démagogie populiste hostile à l'eurocratie aveugle et irresponsable… Là encore, il y a ce qui se voit (la posture, le discours "grand public") et ce qui a un impact effectif (la partie cachée du double jeu). D'où notre oxymore (formule contenant des termes contradictoires), la communication qui éloigne ; il en appelle un autre, où il est plus particulièrement question d'autisme.
Selon la CIA, Europe has been... . . La communication qui éloigne . . La communication autistique

La communication autistique

La Commission européenne connaît depuis très longtemps ces pratiques de communication d'influence, même si elle se garde de les analyser comme telles, donc de les traiter comme il convient. Elle devrait... Lire la suite >>>

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