Europe, je t'aime... moi non plus
Les citoyens veulent sincèrement l'Europe et ils n'en
veulent surtout pas. Ils adhèrent à l'idéal
européen, ils ont envie qu'il se concrétise en
un projet. Pourtant, ils boudent l'élection de son parlement,
ils détestent l'Europe qu'on leur propose, qui ressemble
trop à celle qu'on leur impose depuis des années,
symbole de limitations, d'interdictions, de règlements
tatillons, de normes dévitalisées, de quotas sans
signification, de subventions dénuées de vision...
Ils sont dégoûtés de l'Europe de Bruxelles
autant qu'ils sont attachés à leur rêve
européen. Un grand écart qui, au-delà des
commentaires convenus sur ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent,
devrait susciter quelques interrogations. Notamment : peut-on,
veut-on, doit-on combler ce fossé ? Pourquoi ? Comment
? En quoi, au-delà des citoyens, tout cela concerne-t-il
la société civile, les entreprises, les associations
? Et d'abord, d'où vient cette fracture, quel est le
problème ? Retenons trois aspects : le déficit
de projet, la communication contre-performante et le chacun
pour soi.
La mauvaise image de Bruxelles est certainement outrée,
probablement injuste. Mais peu importe : ce qui compte, c'est
qu'elle existe ! Avec de graves conséquences, car nous
avons besoin d'une Europe solide, dynamique, entreprenante et,
aujourd'hui, elle ne peut prendre corps sans le soutien de citoyens
motivés et exigeants - or ils sont déçus
et inertes.
Déçus dans leur attente d'Europe, ils sont peu
motivés faute de projet mobilisateur, lisible,
exaltant. Un slogan de mai 1968 disait qu'on ne tombe pas
amoureux d'un taux de croissance. De même, il est
difficile de tomber amoureux d'une directive communautaire,
ou des programmes insipides des partis politiques, ou des discours
ennuyeux sur les nécessaires réformes des institutions
: d'accord, il faut s'occuper de la machine, mais il faudrait
surtout savoir à quoi elle pourrait servir et ce qu'on
voudrait en faire. A ce titre, la balle est clairement dans
le camp des dirigeants politiques : à quand un élan
enthousiaste, voire simplement un peu de vie ?
Si ces dirigeants assurent un service minimum, c'est peut-être
en partie - la balle passe dans l'autre camp - parce que les
citoyens ne sont pas assez exigeants vis-à-vis
d'eux. Au lieu de réagir, ils fuient les bureaux de vote,
donnant un blanc seing à ceux qui les déçoivent
ou les trompent. Ils acceptent sans broncher qu'on leur serve
des projets au rabais, des discours creux, des actes qui contredisent
les propos... Il serait temps de prendre du recul par rapport
à ce qui se dit à la télé : un peu
moins de pensée unique, que diable, un peu plus d'esprit
critique, de hauteur de vue !
Ce recul peut se nourrir de différents apports, à
commencer par cette chronique périodique (>>
Récents
articles >> L'Heuropéen).
On a vu que même de vénérables institutions
pouvaient sortir du politiquement correct (>>
Mises
au point salutaires du Conseil d'Etat).
Pour changer de regard, chaussons cette fois les lunettes de
l'agence centrale de renseignement des Etats-Unis.
Selon la CIA, Europe has been...
A propos de l'Europe, de son projet, de son avenir, le rapport
2009 de la CIA sur le monde en 2025 dit tout haut ce que, ici,
tout le monde sait mais que personne ne dit. Saurons-nous relever
les défis et démentir ces perspectives lucides,
sombres mais non inéluctables ?
En 2025 l'Europe n'aura que lentement avancé
dans la concrétisation du projet de ses élites
et de ses dirigeants actuels : celui d'un acteur mondial
cohérent, intégré et influent, capable
d'user en toute indépendance d'une panoplie complète
d'outils politiques, économiques et militaires pour défendre
les intérêts européens et occidentaux
et les idéaux d'universalité. Cette
formulation "brute de fonderie" de l'état actuel du projet
européen est plutôt bien sentie et appelle plusieurs
remarques. C'est un projet raisonnablement ambitieux, aussi
honorable que sans souffle capable de mobiliser les peuples
ou les milieux socio-économiques. Il comporte malgré
tout, en filigrane, davantage de sens que les arguments
techniques et comptables, les vues défensives et a
minima, que nous servent les habituels discours politiques.
Comment se fait-il qu'il ne se trouve pas un homme d'Etat pour
porter un projet dont même la CIA a su formuler la trame
? Peut-être n'y a-t-il que des hommes politiques capables
d'y souscrire intellectuellement ou verbalement, du bout des
lèvres, mais surtout pas d'y adhérer du fond du
cur ni de s'en faire les apôtres. Leur horizon est
tellement délimité par le cadre étatique
qu'ils ne peuvent voir l'Europe comme cet espace "cohérent,
intégré, etc." à envisager en tant que
tel, ailleurs, autrement, à côté
de l'Etat et non à sa place ou à sa
botte. Pour eux, c'est un espace qui ne se définit
qu'en référence aux pays qui le composent
: au mieux un lieu de coopération entre eux, au
pire un terrain de confrontation, plus souvent un carrefour
de coordination ; ils ont abandonné depuis longtemps
la dynamique d'intégration qu'avaient initiée
les Pères de l'Europe (>>
Coordination, régression).
Or, on ne peut construire une telle cohérence par la
juxtaposition ou l'affrontement, mais par la mise
en commun. Pas en négociant face à
des voisins obsédés par leurs prés carrés,
mais en s'engageant avec des coéquipiers dans
une expédition réellement commune...
L'Union européenne devra remédier au
sentiment croissant d'un déficit démocratique
entre Bruxelles et les électeurs, et dépasser
le débat interminable sur ses structures institutionnelles.
De fait, la question n'est pas tant celle d'un déficit
démocratique que celle du sentiment d'un tel déficit
- conséquence directe des faux-semblants de la
communication, on y reviendra plus bas. De même, la question
est moins celle de l'architecture institutionnelle que celle
du débat, lui aussi biaisé, sur des institutions
qu'on dit vouloir fortes et démocratiques, mais qu'on
bride par peur d'en perdre le contrôle. Un contrôle
que, de ce fait, on ne peut assurer - voir le point suivant.
De plus, débattre à n'en plus finir sur les institutions
est le meilleur moyen d'éluder le débat sur un
projet.
L'incapacité persistante de persuader une
opinion sceptique des bienfaits d'une intégration économique,
politique et sociale approfondie et de s'attaquer au problème
d'une population vieillissante et déclinante en mettant
en uvre des réformes impopulaires pourrait faire
de l'Union un géant immobilisé, trop occupé
à régler ses querelles internes et ses rivalités
nationales, et moins capable de transformer son poids économique
en influence planétaire. Notons au passage
que cette incapacité "pourrait" paralyser l'Europe, rendue
simplement "moins capable" d'agir... la cause n'est donc pas
irrémédiablement perdue ! Notons aussi que l'évidence
des mesquineries nationales et de leurs méfaits n'échappe
pas plus à la CIA qu'au Conseil d'Etat ; il n'y a plus
que des dirigeants nationaux pour en ignorer la gravité
et les entretenir dans un display digne des grands singes.
Quant au scepticisme de l'opinion, rappelons qu'il ne s'applique
pas à la construction européenne en soi,
mais aux formes qu'elle prend aujourd'hui. Enfin, il y a une
certaine contradiction à suggérer que les dirigeants
voudraient promouvoir les bienfaits d'une intégration
approfondie, avant de rappeler l'ampleur de querelles et rivalités
nationales... qui attestent que ces dirigeants sont viscéralement
allergiques à l'intégration !
La communication qui éloigne
De là découlent les ambiguïtés de
la communication : elle est supposée rapprocher, mais
sur les questions européennes, elle éloigne. Elle
est pleine de faux-semblants, encore plus que la politique
nationale, dont elle est d'ailleurs à ce titre un prolongement
- c'est dire qu'on ne saurait prétendre faire le tour
du sujet en quelques lignes. Allons-y donc à grands
coups de serpe !
Dans bien des domaines, l'Europe est incontournable, ne serait-ce
que par sa taille critique, que n'ont pas ses Etats membres
isolément, même les plus grands. Les gouvernants
nationaux savent que, dans l'intérêt de leur pays,
ils doivent lui transférer des prérogatives, mais
ils y vont à reculons et ils voudraient le faire sans
changer leur mode de gouvernement. A des degrés divers
selon les contextes politiques, d'un côté les britanniques
assument leur repli national ou insulaire et, à
l'opposé, certains continentaux, notamment gaulois, n'osent
avouer leurs réticences et préfèrent transposer
ici leur tradition de manipulation de l'opinion publique,
avec la complicité des grands médias : ils sont
debout sur les freins mais se posent en moteurs de la construction
européenne.
Ce n'est pas par hasard si, en 2005, le rejet de la Constitution
européenne est venu de France, pays où pourtant
l'électorat est très majoritairement pro-européen.
Petit exemple (>> autres
exemples) : on tient officiellement un discours
favorable au traité, mais c'est une simple manuvre
de communication de persuasion
pour la façade ; simultanément, on prend position
sur un thème sensible (élargissement), abordé
de façon biaisée (Turquie), on active un bon vieux
ressort démagogique (peur), on ajoute quelques aromates
(plombier polonais), eux-mêmes biaisés (projet
Bolkestein, en discussion, sournoisement présenté
comme adopté et imposé), on crée insidieusement
l'amalgame : en clair, on déploie discrètement
une action de communication
d'influence qu'on sait beaucoup plus efficace que le discours
de façade qu'elle contredit de façon occulte.
Imparable : on torpille et on fait couler, tout en se posant
en défenseur de la cause qu'on sabote discrètement.
Cerise sur le gâteau, une fois le sabotage réussi,
on reprend le tout dans un traité dégénéré
qu'on fait passer pour un progrès de la cause européenne
: les fossoyeurs de celle-ci peuvent se présenter comme
ses sauveurs...
En face, cette cause compte-t-elle des partisans sincères
? Bien sûr. Mais comme ils croient naïvement qu'il
suffit d'argumenter pour convaincre, leurs efforts ne produisent
rien. Que pourrait leur modeste communication de persuasion
face à cette redoutable communication d'influence, leur
candeur innocente face au stratagème cynique ? Ils tombent
dans le piège et, ne s'en rendant même pas compte,
ils persévèrent et le resserrent davantage. Alors,
quand arrive la cerise sur le gâteau, ils se bousculent
pour soutenir le mauvais Traité de Lisbonne et ses petits
compromis, fruits de marchandages de bazar. Certes, au début,
cette solution bricolée ne leur plaît pas beaucoup
mais, suivant des processus bien établis (>>
Piège
abscons >> Niveaux
d'approche >> Effets
d'optiques), ils réussissent à
se persuader qu'on ne pouvait faire mieux dans ce contexte où
sinon, faute de nouveau traité, il faudrait appliquer
le Traité de Nice qui est encore bien pire ! Nous avons
là une magnifique illustration du raffinement suprême
auquel peut prétendre la manipulation : la soumission
librement consentie, sincèrement assumée par
la cible qui sublime son renoncement en prosélytisme
au service de la cause adverse.
Aucun doute que dans une situation similaire, en 1954, après
le rejet (déjà en France) du Traité sur
la Communauté européenne de défense, si
les Pères de l'Europe avaient baissé les bras
avec aussi peu d'ambition, d'imagination et de courage, jamais
les Communautés européennes n'auraient vu le jour
en 1957. Autres temps, autres hommes...
Ces pratiques s'insèrent dans une longue tradition,
dont une instrumentalisation bien connue - beaucoup plus simple,
mais toujours efficace - est celle du bouc émissaire,
avec toutes ses déclinaisons. En particulier : on prend
à Bruxelles des décisions qu'on n'ose pas assumer
au niveau national (restructurations industrielles, quotas agricoles
ou service universel), on tient un discours équivoque,
sans avouer qu'on a signé, ni dire explicitement qu'on
est contre, puis on alimente la démagogie populiste hostile
à l'eurocratie aveugle et irresponsable
Là encore, il y a ce qui se voit (la posture,
le discours "grand public") et ce qui a un impact
effectif (la partie cachée du double jeu). D'où
notre oxymore (formule contenant des termes contradictoires),
la communication qui éloigne ; il en appelle un
autre, où il est plus particulièrement question
d'autisme.
La communication autistique
La Commission européenne connaît depuis très
longtemps ces pratiques de communication d'influence, même
si elle se garde de les analyser comme telles, donc de les traiter
comme il convient. Elle devrait... Lire
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