Après l'entrain des 30 Glorieuses (1945-75),
on a eu le cafard des 30 Piteuses, aujourd'hui à
l'apogée. Cette crise et surtout la prochaine
résultent de décisions mal construites, de processus
détournés de leur objet, de pratiques archaïques
et d'analyses décalées (par rapport aux réalités
du moment, aux aspirations des personnes et à la complexité
en général). Justement, le lobbying agit sur des
décisions ou des processus complexes et fait évoluer
des façons de faire ou de voir : on ne saurait trouver
meilleur antidote à ces crises du management et de la
gouvernance ! A condition d'élargir le regard au-delà
de la crise vue à la télé et du
lobbying traditionnel. Un adage justifiait celui-ci : si
vous ne vous occupez pas des affaires publiques, elles s'occuperont
de vous ! Or les affaires privées sont de plus en
plus publiques... alors le lobbying évolue.
Nous avons besoin du lobbying pour sortir de la crise.
Tel quel, ce message peut être pris dans des sens très
éloignés de la pensée de l'auteur, par
exemple au sens du lobbying des banques ou de l'industrie automobile
pour obtenir plus de fonds publics. Car bien des mésinterprétations,
notamment des présupposés implicites, perturbent
la communication (voir aussi les
fausses évidences
ou l'effet des optiques).
Alors, avant d'aller plus loin, balisons les distorsions entre
l'intention de l'auteur et la perception du lecteur.
Présupposés
Prenons une phrase simple : les Etats-Unis sont plus gravement
atteints que nous, mais depuis l'élection d'Obama, on
sait qu'ils s'en sortiront. Le Français conditionné
par son JT lira : Obama les sortira de la crise. L'habitué
de cette chronique lira : le déroulement de cette
élection montre qu'ils vont se mobiliser pour s'en sortir.
Des "filtres" implicites affectent le sens de ce que
dit l'un et de ce qu'entend l'autre. Avec les mêmes phrases
mais des filtres différents, on croit se comprendre alors
qu'on ne parle pas de la même chose (>>
Au-delà des mots).
Ici, un filtre du téléspectateur est de se poser
en sujet passif qui attend du président providentiel
qu'il agisse, se bornant lui-même à observer et
commenter. Un filtre de l'auteur est de voir en tout individu
un acteur autonome, libre et responsable, qui selon les
circonstances assume plus ou moins son autonomie : plutôt
moins quand il acceptait le Patriot Act ou Guantanamo, plutôt
plus quand il choisit de reprendre la main par un engagement
personnel et collectif, dans un consensus qu'Obama ne fait que
symboliser et formaliser. Et chez nous ?
En résumé, un filtre est dans le paradigme
de la dépendance servile, où "le chef
décide" et où à 20h ses sujets contemplent
le spectacle du pouvoir et picorent ses décisions. L'autre
est dans le paradigme de l'autonomie responsable, où
ce qu'on sera et fera demain dépend moins de ce qui tombe
d'en haut que de nos propres choix et initiatives.
Ce point est important quand le consensus mou de la pensée
unique est tel que tout propos roboratif, dénaturé
par cet effet de filtre, est subrepticement détruit,
sans débat. Ce que systématisait Tocqueville
: dans ce cas, après avoir pétri les individus,
"le souverain étend ses bras sur la société
tout entière" en sorte que "les esprits les plus originaux
et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour
pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés,
mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement
d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse
; il ne détruit point, il empêche de naître
; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve,
il éteint, il hébète, et il réduit
(la) nation (en) un troupeau d'animaux timides et industrieux,
dont le gouvernement est le berger". Depuis, on a ajouté
les antidépresseurs et les Français en sont les
plus gros consommateurs.
Quelle crise ?
La crise illustre ce propos. Un slogan à la mode
dit que cette crise est une opportunité. En un
sens, c'est vrai. Si vous n'avez ni vision prospective, ni capacité
d'anticipation, une crise peut vous alerter sur des questions
importantes. Un peu tard, certes, mais si c'est la condition
pour que ça bouge... Témoignage personnel : ayant
rédigé des rapports publics après les chocs
pétroliers de 1973-79, j'ai cru à cet effet
opportunité qui faciliterait les choix difficiles
sur ce qu'on appelait utilisation rationnelle de l'énergie,
substitutions ou autres reconversions. Après des décennies
de rapports identiques et de discours politiques emphatiques,
l'action reste apathique : la crise est moins une opportunité
que l'effet de la vacuité.
C'est vrai de l'énergie comme de tous les dossiers ouverts
à l'époque puis restés au statu quo, de
"l'éclatement de Bretton Woods" (1970) à "la fin
des retraites" (1985), du système éducatif au
système de santé, etc. Ces diverses crises
en cours ou prévues sont des facettes de ce que j'appelais
une crise de mutation (dans un livre de... 1982, www.algoric.eu/m/2k).
Le diagnostic était déjà assez précis
pour qu'on puisse agir, mais la machine à décider
s'est bloquée. Problème-clé que, dans le
rapport
européen FAST (également en 1982), je nommais
retard
du politico-institutionnel, doublé d'une crise
de l'énergie morale (voir Tocqueville, ci-dessus).
Refusant de refaire tous les 2 ans les mêmes rapports,
j'ai alors préféré agir dans et
sur le système, à partir d'un
diagnostic en 3 points (L'Express 5/12/86, www.algoric.eu/archiv/xp8612)
: 1) la mutation est derrière
nous, pas devant, il est temps d'en tirer les conséquences
; 2) face à des réalités mondiales, cessons
de croire que l'Etat peut régir
ce qui lui échappe, flux d'information ou de capitaux,
écologie ou crime organisé ; 3) la
société civile a un tel rôle dans
les régulations socio-économiques que la gouvernance
doit évoluer aussi profondément qu'au début
du XXe siècle, quand est né l'Etat-providence.
Ainsi, on ne résoudra pas la crise actuelle,
simple manifestation visible d'un phénomène plus
profond, tant qu'on ignorera le phénomène lui-même.
Reprenons nos trois points. 1) La mutation globale (n°
147-1)
: vers 1950, les Pères de la prospective l'ont
annoncée ; vers 1980, on en avait une vision précise
; depuis, on l'a soit ignorée, soit réduite à
tel ou tel aspect (plutôt technologique, économique,
social, politique ou écologique), soit déformée
dans des lectures idéologiques obsolètes, dans
des mises en équation technocratiques, dans des exercices
de communication superficiels et autres formes de récupération
ou de diversion. Née dans les 30 Glorieuses, la
prospective s'est anémiée dans les 30 Piteuses
: plus on dit en faire, moins on en fait (n° 119,
141).
2) L'Etat : vers 1950, il a été remodelé
par les Pères de l'Europe, inventeurs d'un nouveau
modèle de gouvernance pour un monde nouveau ; vers 1980,
au lieu de "lancer le 2e étage", les Etats ont inversé
le mouvement ; l'Europe est devenue plus intergouvernementale,
donc anachronique, que jamais (n° 130,
138).
Née dans les 30 Glorieuses, elle a été
transformée en leurre dans les 30 Piteuses. 3)
La société civile a connu le même
sort (n° 127).
Sous d'autres formes, la prochaine crise tient
à l'amplification du phénomène et à
la diversification de ses effets avec l'arrivée de l'intelligence
ambiante (ce terme désigne des systèmes
très complexes qu'on utilise facilement, parfois même
sans en avoir conscience, n° 134).
Car
le retard du politico-institutionnel signifie (n°
111)
que celui-ci (PI) évolue moins vite que le techno-économique
(TE) et le socio-culturel (SC) ; que les tensions s'accroissent
si l'organisation sociale freine quand s'accélèrent
les évolutions de la société (TE et SC) ;
or l'intelligence ambiante accélère l'accélération.
Exemple simplifié : en quelques mois, des dizaines d'automobilistes
disent n'avoir pu arrêter leur voiture à cause d'un
dysfonctionnement du régulateur de vitesse. Que l'accusation
soit fondée (défaillance technique) ou non (défaillance
humaine), le problème est que, comme nous le disions il
y a 25 ans dans FAST (>> l'auto,
c'est comme les montres...), l'essor des technologies
combinatoires suppose une implication accrue de l'organisation
sociale - et qu'elle n'a pas eu lieu (n° 107).
En l'espèce, ce serait le passage de la voiture "sauvage"
(l'état de nature !) à la voiture "socialisée"
(intégrée dans des systèmes collectifs plus
élaborés). La "voiture de demain" (pour l'époque)
ne devait pas seulement être plus sûre, confortable,
économe ou écologique, mais aussi -et surtout- plus
"systémique", ce qui commande le reste (n°
112).
Qu'aujourd'hui encore -et sous couvert d'investir pour l'avenir...-
des mesures publiques favorisent l'évolution du
parc mais ignorent l'aspect le plus déterminant, est éclairant
sur le degré de retard du PI. Le régulateur
de vitesse, un composant élémentaire de ces dispositifs
systémiques, est mis en service sans que le système
soit mis en place. Autrement dit, entre une cohérence d'hier
(véhicule piloté par un conducteur) et une cohérence
de demain (véhicule asservi à un système),
on est en pleine confusion : l'homme pilote comme hier un véhicule
en partie asservi comme demain. L'individu n'a plus la main, mais
le relais n'est pas assuré car le système n'existe
pas encore pour "réguler les régulateurs". On a
mis un dispositif de demain dans l'organisation sociale d'hier.
D'où le défi de l'intelligence ambiante, qui accentue
le décalage, par exemple quand elle associe capteurs, GPS,
GSM, Wi-Fi, etc. pour que le verglas ou le brouillard détecté
par un véhicule soit géré en temps réel
par celui qui suit : tout cela n'a aucun sens si, in fine, on
se borne à transmettre des informations hypersophistiquées
au conducteur qui, sans être Indiana Jones,
devra les gérer en une nano-seconde ! Sans multiplier les
exemples, on reviendra sur des applications de l'intelligence
ambiante en domotique, avec des enjeux majeurs de maintien à
domicile de personnes dépendantes (>>).
Que faire ?
La question est donc de résoudre les contradictions
d'une société qui, de fait (TE, SC), fonctionne
de façon horizontalisée, systémique,
en réseau, dans le paradigme de l'interaction,
alors que son organisation (PI) reste structurée de façon
verticale, mécanique, en structure, dans le paradigme
de la domination. Ou même donne l'impression de renforcer
sa verticalité monarchique (Etat) ou féodale
(régions).
Cette ancienne logique hiérarchique de gouvernement,
où une autorité tranche, tarde à
laisser place à la nouvelle logique partenariale de gouvernance,
où de multiples acteurs s'ajustent, publics et
privés, institutionnels et marchands ou associatifs,
abordant ensemble des préoccupations communes. Pour protéger
des jeux politiques à l'ancienne, d'aucuns affectent
de voir dans cette affirmation un plaidoyer pour l'autogestion
ou l'anarchie. C'est un constat, pas un plaidoyer, qui ne porte
pas sur la légitimité du pouvoir, mais sur la
complexité accrue de ses modalités : non plus
seulement des processus décisionnels (eux-mêmes
complexifiés), mais aussi des processus coopératifs.
C'est toujours l'autorité légitime qui formalise
la décision, mais en passant par des voies différentes.
Les institutions territoriales (cf. transports urbains ou
garde d'enfants, n° 126)
et, plus encore, européennes (n° 104)
illustrent bien ces évolutions.
Corollaire de cette nouvelle logique, le lobbying change de
nature. Il ne s'agit plus seulement d'exercer une influence
sur des lieux de décision (réglementation,
normalisation, représentation collective...), mais aussi
d'assurer une présence active dans des espaces
plus informels où se déroulent, voire s'inventent,
des processus encore plus complexes (www.algoric.eu/a/lobbyings).
On ne pense pas ici aux espaces où l'on refait le monde,
think-tanks ou autres clubs de brassage d'idées
qui font du lobbying traditionnel pour influencer les pouvoirs
publics. En apparence, ils influencent le "gouvernant" en disant
ce qui serait bien. En profondeur, se plaçant ainsi dans
sa logique de gouvernement (où ils sont sujets),
ils la renforcent et nuisent à celle de gouvernance
(où ils seraient acteurs) ! Comme bien d'autres, ils
émanent de la société civile mais freinent
son émancipation. Vaste champ à défricher
pour la communication stratégique...
Notre lobbying évolué se déploie davantage
sur le terrain de l'économie réelle.
Dans le cas de l'intelligence ambiante domotique pour personnes
dépendantes, un des enjeux directs est le maintien à
domicile, tant pour des raisons de choix de vie que d'efficacité
économique. Les particularités des situations
font que l'ingénierie doit être très élaborée,
pour proposer des solutions individualisées à
partir de prestations normalisées, effectuées
par de nombreux professionnels de santé (soins, appareillages...)
et autres (repas, ménage...). Les besoins de sécurité,
donc de fiabilité, exigent une grande complexité
technique, qui est bien maîtrisée. Le problème
est ailleurs, dans la réponse aux contraintes de management
et de gouvernance : mise en uvre de nombreux opérateurs,
modalités de prise en charge par divers acteurs publics,
etc. C'est là qu'intervient le lobbying évolué,
portant sur les processus collectifs en cause ici, à
la fois décisionnels et coopératifs. Au-delà
de réseaux assembleurs (n° 140),
on devra maîtriser des situations de coopétition
où certains prestataires, complémentaires dans
leurs champs respectifs, seront concurrents sur certaines fonctions,
notamment la coordination de proximité : pharmacien,
société de nettoyage, postier, ambulancier...
Quel lien avec la crise ? Tout simplement que ces activités
préfigurent les emplois de demain beaucoup plus que des
industries héritées d'un passé révolu,
qui continuent à mobiliser l'attention ou les deniers
publics. Vaut-il mieux regarder derrière ou devant ?
Après les 30 Piteuses, que voulons-nous ? Cela
va-t-il "tomber d'en haut" ?
JPQ¶
Edito >> Refuser
la fatalité de la "crise" . . . Précédent
article >> Apprendre
à désapprendre
Voir aussi... >> La
crise... Et après ? Et vous ? Va... comme hier ?
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