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Jean-Pierre Quentin . Refuser la fatalité : Lobbying anti-crise . n° 151, janvier 2009
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Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité
et ils ne voient la nécessité que dans la crise.
Jean Monnet
Lobbying anti-crise


Après l'entrain des 30 Glorieuses (1945-75), on a eu le cafard des 30 Piteuses, aujourd'hui à l'apogée. Cette crise et surtout la prochaine résultent de décisions mal construites, de processus détournés de leur objet, de pratiques archaïques et d'analyses décalées (par rapport aux réalités du moment, aux aspirations des personnes et à la complexité en général). Justement, le lobbying agit sur des décisions ou des processus complexes et fait évoluer des façons de faire ou de voir : on ne saurait trouver meilleur antidote à ces crises du management et de la gouvernance ! A condition d'élargir le regard au-delà de la crise vue à la télé et du lobbying traditionnel. Un adage justifiait celui-ci : si vous ne vous occupez pas des affaires publiques, elles s'occuperont de vous ! Or les affaires privées sont de plus en plus publiques... alors le lobbying évolue.

Nous avons besoin du lobbying pour sortir de la crise. Tel quel, ce message peut être pris dans des sens très éloignés de la pensée de l'auteur, par exemple au sens du lobbying des banques ou de l'industrie automobile pour obtenir plus de fonds publics. Car bien des mésinterprétations, notamment des présupposés implicites, perturbent la communication (voir aussi les fausses évidences ou l'effet des optiques). Alors, avant d'aller plus loin, balisons les distorsions entre l'intention de l'auteur et la perception du lecteur.

Présupposés . . Quelle crise ? . . Que faire ?

Présupposés

Prenons une phrase simple : les Etats-Unis sont plus gravement atteints que nous, mais depuis l'élection d'Obama, on sait qu'ils s'en sortiront. Le Français conditionné par son JT lira : Obama les sortira de la crise. L'habitué de cette chronique lira : le déroulement de cette élection montre qu'ils vont se mobiliser pour s'en sortir. Des "filtres" implicites affectent le sens de ce que dit l'un et de ce qu'entend l'autre. Avec les mêmes phrases mais des filtres différents, on croit se comprendre alors qu'on ne parle pas de la même chose (>> Au-delà des mots).

Ici, un filtre du téléspectateur est de se poser en sujet passif qui attend du président providentiel qu'il agisse, se bornant lui-même à observer et commenter. Un filtre de l'auteur est de voir en tout individu un acteur autonome, libre et responsable, qui selon les circonstances assume plus ou moins son autonomie : plutôt moins quand il acceptait le Patriot Act ou Guantanamo, plutôt plus quand il choisit de reprendre la main par un engagement personnel et collectif, dans un consensus qu'Obama ne fait que symboliser et formaliser. Et chez nous ?

En résumé, un filtre est dans le paradigme de la dépendance servile, où "le chef décide" et où à 20h ses sujets contemplent le spectacle du pouvoir et picorent ses décisions. L'autre est dans le paradigme de l'autonomie responsable, où ce qu'on sera et fera demain dépend moins de ce qui tombe d'en haut que de nos propres choix et initiatives.

Ce point est important quand le consensus mou de la pensée unique est tel que tout propos roboratif, dénaturé par cet effet de filtre, est subrepticement détruit, sans débat. Ce que systématisait Tocqueville : dans ce cas, après avoir pétri les individus, "le souverain étend ses bras sur la société tout entière" en sorte que "les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit (la) nation (en) un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger". Depuis, on a ajouté les antidépresseurs et les Français en sont les plus gros consommateurs.

Quelle crise ?

La crise illustre ce propos. Un slogan à la mode dit que cette crise est une opportunité. En un sens, c'est vrai. Si vous n'avez ni vision prospective, ni capacité d'anticipation, une crise peut vous alerter sur des questions importantes. Un peu tard, certes, mais si c'est la condition pour que ça bouge... Témoignage personnel : ayant rédigé des rapports publics après les chocs pétroliers de 1973-79, j'ai cru à cet effet opportunité qui faciliterait les choix difficiles sur ce qu'on appelait utilisation rationnelle de l'énergie, substitutions ou autres reconversions. Après des décennies de rapports identiques et de discours politiques emphatiques, l'action reste apathique : la crise est moins une opportunité que l'effet de la vacuité.

C'est vrai de l'énergie comme de tous les dossiers ouverts à l'époque puis restés au statu quo, de "l'éclatement de Bretton Woods" (1970) à "la fin des retraites" (1985), du système éducatif au système de santé, etc. Ces diverses crises en cours ou prévues sont des facettes de ce que j'appelais une crise de mutation (dans un livre de... 1982, www.algoric.eu/m/2k). Le diagnostic était déjà assez précis pour qu'on puisse agir, mais la machine à décider s'est bloquée. Problème-clé que, dans le rapport européen FAST (également en 1982), je nommais retard du politico-institutionnel, doublé d'une crise de l'énergie morale (voir Tocqueville, ci-dessus). Refusant de refaire tous les 2 ans les mêmes rapports, j'ai alors préféré agir dans et sur le système, à partir d'un diagnostic en 3 points (L'Express 5/12/86, www.algoric.eu/archiv/xp8612) : 1) la mutation est derrière nous, pas devant, il est temps d'en tirer les conséquences ; 2) face à des réalités mondiales, cessons de croire que l'Etat peut régir ce qui lui échappe, flux d'information ou de capitaux, écologie ou crime organisé ; 3) la société civile a un tel rôle dans les régulations socio-économiques que la gouvernance doit évoluer aussi profondément qu'au début du XXe siècle, quand est né l'Etat-providence.

Ainsi, on ne résoudra pas la crise actuelle, simple manifestation visible d'un phénomène plus profond, tant qu'on ignorera le phénomène lui-même. Reprenons nos trois points. 1) La mutation globale (n° 147-1) : vers 1950, les Pères de la prospective l'ont annoncée ; vers 1980, on en avait une vision précise ; depuis, on l'a soit ignorée, soit réduite à tel ou tel aspect (plutôt technologique, économique, social, politique ou écologique), soit déformée dans des lectures idéologiques obsolètes, dans des mises en équation technocratiques, dans des exercices de communication superficiels et autres formes de récupération ou de diversion. Née dans les 30 Glorieuses, la prospective s'est anémiée dans les 30 Piteuses : plus on dit en faire, moins on en fait (n° 119, 141). 2) L'Etat : vers 1950, il a été remodelé par les Pères de l'Europe, inventeurs d'un nouveau modèle de gouvernance pour un monde nouveau ; vers 1980, au lieu de "lancer le 2e étage", les Etats ont inversé le mouvement ; l'Europe est devenue plus intergouvernementale, donc anachronique, que jamais (n° 130, 138). Née dans les 30 Glorieuses, elle a été transformée en leurre dans les 30 Piteuses. 3) La société civile a connu le même sort (n° 127).

Sous d'autres formes, la prochaine crise tient à l'amplification du phénomène et à la diversification de ses effets avec l'arrivée de l'intelligence ambiante (ce terme désigne des systèmes très complexes qu'on utilise facilement, parfois même sans en avoir conscience,134). Car
>> Ca change, tout bouge, tout se tient :  une mutation globale...
le retard du politico-institutionnel signifie (n° 111) que celui-ci (PI) évolue moins vite que le techno-économique (TE) et le socio-culturel (SC) ; que les tensions s'accroissent si l'organisation sociale freine quand s'accélèrent les évolutions de la société (TE et SC) ; or l'intelligence ambiante accélère l'accélération.

Exemple simplifié : en quelques mois, des dizaines d'automobilistes disent n'avoir pu arrêter leur voiture à cause d'un dysfonctionnement du régulateur de vitesse. Que l'accusation soit fondée (défaillance technique) ou non (défaillance humaine), le problème est que, comme nous le disions il y a 25 ans dans FAST (>> l'auto, c'est comme les montres...), l'essor des technologies combinatoires suppose une implication accrue de l'organisation sociale - et qu'elle n'a pas eu lieu (n° 107). En l'espèce, ce serait le passage de la voiture "sauvage" (l'état de nature !) à la voiture "socialisée" (intégrée dans des systèmes collectifs plus élaborés). La "voiture de demain" (pour l'époque) ne devait pas seulement être plus sûre, confortable, économe ou écologique, mais aussi -et surtout- plus "systémique", ce qui commande le reste (n° 112). Qu'aujourd'hui encore -et sous couvert d'investir pour l'avenir...- des mesures publiques favorisent l'évolution du parc mais ignorent l'aspect le plus déterminant, est éclairant sur le degré de retard du PI. Le régulateur de vitesse, un composant élémentaire de ces dispositifs systémiques, est mis en service sans que le système soit mis en place. Autrement dit, entre une cohérence d'hier (véhicule piloté par un conducteur) et une cohérence de demain (véhicule asservi à un système), on est en pleine confusion : l'homme pilote comme hier un véhicule en partie asservi comme demain. L'individu n'a plus la main, mais le relais n'est pas assuré car le système n'existe pas encore pour "réguler les régulateurs". On a mis un dispositif de demain dans l'organisation sociale d'hier. D'où le défi de l'intelligence ambiante, qui accentue le décalage, par exemple quand elle associe capteurs, GPS, GSM, Wi-Fi, etc. pour que le verglas ou le brouillard détecté par un véhicule soit géré en temps réel par celui qui suit : tout cela n'a aucun sens si, in fine, on se borne à transmettre des informations hypersophistiquées au conducteur qui, sans être Indiana Jones, devra les gérer en une nano-seconde ! Sans multiplier les exemples, on reviendra sur des applications de l'intelligence ambiante en domotique, avec des enjeux majeurs de maintien à domicile de personnes dépendantes (>>).

Que faire ?

La question est donc de résoudre les contradictions d'une société qui, de fait (TE, SC), fonctionne de façon horizontalisée, systémique, en réseau, dans le paradigme de l'interaction, alors que son organisation (PI) reste structurée de façon verticale, mécanique, en structure, dans le paradigme de la domination. Ou même donne l'impression de renforcer sa verticalité monarchique (Etat) ou féodale (régions).

Cette ancienne logique hiérarchique de gouvernement, où une autorité tranche, tarde à laisser place à la nouvelle logique partenariale de gouvernance, où de multiples acteurs s'ajustent, publics et privés, institutionnels et marchands ou associatifs, abordant ensemble des préoccupations communes. Pour protéger des jeux politiques à l'ancienne, d'aucuns affectent de voir dans cette affirmation un plaidoyer pour l'autogestion ou l'anarchie. C'est un constat, pas un plaidoyer, qui ne porte pas sur la légitimité du pouvoir, mais sur la complexité accrue de ses modalités : non plus seulement des processus décisionnels (eux-mêmes complexifiés), mais aussi des processus coopératifs. C'est toujours l'autorité légitime qui formalise la décision, mais en passant par des voies différentes. Les institutions territoriales (cf. transports urbains ou garde d'enfants, n° 126) et, plus encore, européennes (n° 104) illustrent bien ces évolutions.

Corollaire de cette nouvelle logique, le lobbying change de nature. Il ne s'agit plus seulement d'exercer une influence sur des lieux de décision (réglementation, normalisation, représentation collective...), mais aussi d'assurer une présence active dans des espaces plus informels où se déroulent, voire s'inventent, des processus encore plus complexes (www.algoric.eu/a/lobbyings). On ne pense pas ici aux espaces où l'on refait le monde, think-tanks ou autres clubs de brassage d'idées qui font du lobbying traditionnel pour influencer les pouvoirs publics. En apparence, ils influencent le "gouvernant" en disant ce qui serait bien. En profondeur, se plaçant ainsi dans sa logique de gouvernement (où ils sont sujets), ils la renforcent et nuisent à celle de gouvernance (où ils seraient acteurs) ! Comme bien d'autres, ils émanent de la société civile mais freinent son émancipation. Vaste champ à défricher pour la communication stratégique...

Notre lobbying évolué se déploie davantage sur le terrain de l'économie réelle. Dans le cas de l'intelligence ambiante domotique pour personnes dépendantes, un des enjeux directs est le maintien à domicile, tant pour des raisons de choix de vie que d'efficacité économique. Les particularités des situations font que l'ingénierie doit être très élaborée, pour proposer des solutions individualisées à partir de prestations normalisées, effectuées par de nombreux professionnels de santé (soins, appareillages...) et autres (repas, ménage...). Les besoins de sécurité, donc de fiabilité, exigent une grande complexité technique, qui est bien maîtrisée. Le problème est ailleurs, dans la réponse aux contraintes de management et de gouvernance : mise en œuvre de nombreux opérateurs, modalités de prise en charge par divers acteurs publics, etc. C'est là qu'intervient le lobbying évolué, portant sur les processus collectifs en cause ici, à la fois décisionnels et coopératifs. Au-delà de réseaux assembleurs (n° 140), on devra maîtriser des situations de coopétition où certains prestataires, complémentaires dans leurs champs respectifs, seront concurrents sur certaines fonctions, notamment la coordination de proximité : pharmacien, société de nettoyage, postier, ambulancier...

Quel lien avec la crise ? Tout simplement que ces activités préfigurent les emplois de demain beaucoup plus que des industries héritées d'un passé révolu, qui continuent à mobiliser l'attention ou les deniers publics. Vaut-il mieux regarder derrière ou devant ? Après les 30 Piteuses, que voulons-nous ? Cela va-t-il "tomber d'en haut" ?

JPQ

Edito >> Refuser la fatalité de la "crise" . . . Précédent article >> Apprendre à désapprendre

Voir aussi... >> La crise... Et après ? Et vous ? Va... comme hier ?

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