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Introduction |
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La
cible se rebiffe... |
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On
n'est pas obligé de croire tout ce qu'on entend.
Cicéron |
"Il y a vingt ans, on agissait puis on communiquait. Moi,
je fais l'inverse. Le premier étage de l'action, c'est la communication".
Cette recette de Nicolas Sarkozy est-elle iconoclaste, comme on
a pu le penser ? Oui, dans une certaine mesure, quand elle se
démarque d'une conception encore répandue selon laquelle communiquer
se résume à ajouter au savoir faire un "étage"
faire savoir. C'est incontestable, la communication intervient
désormais beaucoup plus en amont de la décision et de l'action,
pour les structurer, après avoir longtemps joué en aval, pour
faire passer l'une et faciliter l'autre. Par ailleurs, en effet,
le microcosme politico-médiatique est concerné par un aspect de
ce phénomène : après la lessive ou les voitures, les fils de
pub[1]
se sont intéressés au marché des hommes politiques - lesquels,
réciproquement, y ont vu l'occasion d'accroître leur audience,
au risque de sacrifier la vision politique responsable et durable
sur l'autel de l'impact médiatique percutant et éphémère.
Mais il y a tout lieu d'être beaucoup plus iconoclaste que cela
! Cet essor du rôle structurant de la communication, qui bien
sûr ne se limite pas au jeu politicien, va très au-delà de "l'inversion
des étages". Celle-ci n'est que le premier temps d'une mutation
plus essentielle. Dans un deuxième temps, c'est un véritable changement
d'état qui se produit : ce n'est plus la même communication.
Pour faire court, disons qu'on va davantage communiquer "avec"
que "vers" - même si, curieusement en démocratie, le
jeu politique est en retard sur le jeu économique, social et culturel.
Un peu partout s'émancipent ceux qu'on traitait autrefois comme
des cibles[2]
: les figurants deviennent acteurs ou même co-scénaristes du jeu
qui se joue - le consommateur associé à l'élaboration du produit,
le public à celle de l'information, le citoyen et la société civile
à celle des choix politiques… Ils ne sont plus en face,
mais à côté.
Alors, après la communication des fils de pub, celle du
Web 2.0[3]
? Pas si simple. Car, si important soit-il, le Web n'est lui aussi
qu'un instrument, s'inscrivant dans un ensemble de tendances plus
profondes. Pour en mesurer la portée, il faut aborder la communication
de façon iconoclaste, au sens fort : détruire une image qui déforme
ce qu'elle est censée représenter, changer de perspective.
Soyons
iconoclastes !
Un annonceur vante son produit auprès des consommateurs par
un spot publicitaire, un avocat défend son client devant le
tribunal par une plaidoirie, un politicien vend son projet (ou
sa candidature) au citoyen/électeur par un discours : dans une
conception classique de la communication, un émetteur
adresse un message à une cible par l'intermédiaire
d'un vecteur. La réalité est devenue beaucoup plus complexe,
mais ce schéma simple reste bien enraciné. Or, avec la communication
moderne, ce dont il s'agit se réduit moins que jamais
à ce dont on parle… Mais les cibles s'en tiennent souvent
à ce qui se dit (l'expression), sans s'interroger sur
ce qu'il y a derrière (l'intention). Des réflexes
iconoclastes s'imposent !
Pour Marx, la religion était l'opium du peuple. Depuis,
sous certains cieux, ce pouvoir anesthésiant s'est bien renforcé.
Chez nous, c'est plutôt la communication qui se fait opium du
peuple - et aussi opium de la société civile, voire de la société
dans son ensemble. Mais ces phénomènes sont ambivalents.
Selon l'optique choisie, une religion peut endormir le sens
critique ou éveiller les consciences, soumettre les individus
ou stimuler leur épanouissement libre et responsable. De même,
la communication moderne est un formidable instrument d'asservissement
indolore… ou d'autonomie lucide. Car cet "opium"
peut agir dans l'autre sens - éveiller au lieu d'endormir
- bel exemple de pratique iconoclaste
!
De l'aveu d'un président de chaîne, la télévision doit vendre
à Coca-cola du temps de cerveau humain disponible. Un argument
à l'appui de Noam Chomsky, pour qui la communication est à
la démocratie ce que la violence est à la dictature ? Cette
formule aussi joue dans les deux sens : les dictatures, assises
sur la violence des oppresseurs, sont menacées par celle des opprimés
(ou son "négatif" : leur non-violence). Symétriquement,
démocratie et société libérale reposent sur un usage juste
des médiations et sont menacées par des usages dévoyés. A nous
de choisir l'un ou l'autre usage : management et gouvernance
responsables, ou manipulation coupable. Ethique iconoclaste
?
Elle est partout, mais on sous-estime son importance. Et
surtout, on ne la voit pas toujours comme elle est. Car la communication
change parfois non seulement de forme ou de supports,
mais plus profondément de nature ou de finalités.
Les plans de communication au service d'objectifs commerciaux
ou électoraux visibles sont des arbres qui cachent une forêt d'actions
motivées par toutes sortes d'intérêts financiers, d'enjeux idéologiques
ou de jeux de pouvoir. Et les dominantes changent : après
la communication
de persuasion ("faire savoir" et convaincre),
puis la communication
d'influence (séduire, suggérer, manipuler
),
place à la communication
stratégique, adaptée aux processus
décisionnels ou coopératifs complexes, en forte expansion : décision
éclatée, soft power, smart power, gouvernance, partenariats
évolués, réseaux assembleurs... Dans ce contexte, quelle peut
être l'efficacité de "communicants" essayant de convaincre
un interlocuteur, quand il faut maîtriser des processus
qui conditionnent un résultat ? Pour éviter d'aborder ces réalités
nouvelles avec des références anciennes, la lucidité suppose un
autre regard, un regard
iconoclaste…
Les enjeux sont importants. Pour tout individu,
parent, responsable associatif, citoyen ou consommateur. Et pour
toute organisation, acteur économique, social ou culturel. Une
question les résume : veut-on garder la maîtrise de sa trajectoire,
ou laisser à d'autres le soin de l'orienter de façon plus ou moins
occulte ?
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Des enjeux
individuels, d'abord, pour les personnes qui veulent
assumer leurs devoirs civiques, leurs responsabilités éducatives,
leurs choix de vie ; pour les entreprises, associations
et autres groupes ou institutions qui veulent assurer leur
développement, leurs responsabilités sociales, leurs choix
stratégiques. Bref, des enjeux d'autonomie. |
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Des enjeux
collectifs, aussi, car cela se passe dans des jeux
à plusieurs, de plus en plus complexes et entrelacés, comportant
des médiations plus nombreuses et plus fines, exigeant une
capacité à jouer ensemble, dans des logiques de réseau pas
toujours évidentes… En un mot, des enjeux d'interdépendance |
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Des enjeux
croisés, enfin, avec de délicats équilibres entre
aspirations personnelles et besoins collectifs, entre droits
et devoirs, entre libertés et contraintes. La communication
est un balancier qui régule ces équilibres, pour favoriser
l'autonomie dans l'interdépendance. Ou, à l'opposé,
l'asservissement dans la dépendance. Avec notamment une
hypothèse qui n'est pas un simple cas d'école : l'asservissement
consenti dans la dépendance non perçue, raffinement
suprême dans l'art de la manipulation. Ou simple fruit de
l'inconséquence. Parade contre ces dérives : une attitude
iconoclaste. |
C'est donc très important… et pourtant ce n'est pas difficile
! Il n'y a pas un cheminement prédéfini, mais une démarche que
chacun peut accommoder à sa propre sauce. Une démarche
iconoclaste combinant réflexes, pratiques, éthique, regard,
attitude... Démarche que ces pages veulent stimuler et illustrer,
sans prétention à l'exhaustivité sur un si vaste sujet.
Pertinence et impertinence
Ce livre veut aider le lecteur à conforter sa propre autonomie
dans l'interdépendance croissante d'une société en mutation
intense et accélérée. Ce n'est ni un recueil de réflexions,
ni un manuel didactique. Il ne propose ni "prêt à penser"
préalablement digéré, ni techniques à reproduire pas à pas, mais une interpellation
("ouvrez les yeux !"), un peu de méthode
et quelques références structurantes.
Tels sont les ingrédients de l'entraînement à cette démarche
iconoclaste, qui consiste simplement à se donner les moyens
de regarder avec ses propres yeux, de penser par
soi-même, de décider selon ses propres critères, d'agir
selon ses propres choix.
Son actualité est renforcée dans le contexte d'une "crise"
qui, justement, résulte de déficiences du contrôle collectif
de grandes institutions. Déficiences qui, précisément, tiennent
largement à une certaine démission du corps social, dérouté
par la complexité excessive des situations, déconcerté
face à la complication des médiations, pétrifié devant la difficulté
de se faire entendre dans un "monde de brutes". Cette
complexité est indéniable - et elle ne fera que s'accroître.
Doit-on alors démissionner toujours plus, ou trouver de nouveaux
repères plus pertinents, afin de reprendre la main ? Une autre
difficulté est la transversalité de ces questions, car
nous sommes plutôt formés aux approches spécialisées (qui séparent)
qu'aux démarches pluridisciplinaires ou interculturelles (qui relient). Enfin, le besoin est de donner du sens,
mais nous valorisons davantage l'approfondissement de
l'expertise que l'élévation de la mise en perspective. Le problème
est le même que face à une toile impressionniste, où tout paraît
flou si l'on accommode sur le détail : on ne peut percevoir
le sens et la cohérence de l'ensemble qu'en prenant du champ
pour permettre à l'œil de faire sa synthèse. Tel est le propos
de notre démarche iconoclaste : sortir du flou, intégrer différents
types de composants et envisager de nouvelles ouvertures.
Aux contraintes "de fond" s'ajoutent des exigences "de
forme" - avec des guillemets, car elles interagissent en
permanence et peuvent s'imbriquer au point de se confondre. Dans un contexte de fort changement, la pertinence quant au fond
(celle de nos analyses, de nos projets, de nos actes) est
directement proportionnelle à notre impertinence face à
l'assurance formelle qu'affichent les tenants de la "pensée"
unique, les défenseurs du politiquement correct ou les protecteurs
des habitudes sclérosantes.
Une impertinence qui transparaît
dans la liberté de ton adoptée ici, comme précédemment
dans la première rédaction de ces chapitres, sous forme d'articles[4]
publiés depuis quelques années[5].
Seules des adaptations mineures y ont été apportées, pour mieux
assembler les pièces du puzzle. Dans les textes les plus anciens,
certains exemples peuvent se référer à une actualité un peu oubliée
- comme les rumeurs contre Perrier ou la pétition initiée par
Philip Morris contre le tabac. Fallait-il y renoncer sous prétexte
d'obsolescence ? Ou au contraire considérer que le recul avec
lequel on les aborde renforce leur utilité ? L'objectif n'est
pas de décortiquer des faits, mais de mieux voir les interrogations
qu'ils suscitent, les processus qu'ils éclairent, les problématiques
qu'ils font émerger. Le choix a donc été de maintenir ces données
circonstancielles. Et surtout ce qu'elles accompagnent : des questionnements,
des analyses, des raisonnements et autres cheminements de l'esprit.
Lesquels ne sont pas conjoncturels, mais réellement durables
: ni biodégradables, ni solubles dans les effets de mode !
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