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-> Mutation 2000...Un livre de Jean-Pierre Quentin, Le Hameau, Paris, 1982 (texte intégral)

Le temps est notre ressource la plus précieuse,
il nous faut l'utiliser aussi sagement que l'énergie.
Caroll WILLSON

Chap. 12 - DU POUVOIR DU TEMPS
AU POUVOIR SUR LE TEMPS


Un atout majeur est l'aptitude que nous avons désormais à maîtriser notre rapport avec le temps, à diversifier les rythmes de la vie sociale, à construire l'avenir dans une démarche prospective... [Voir résumé]


Bien des religions reposent sur la croyance que l'homme doit se laisser guider par le temps, qu'il n'a aucun pouvoir sur lui et doit donc accepter son destin. La pensée populaire arabe l'exprime ainsi : "Il y a trois périodes dans la vie : le passé qui ne revient plus, le présent qui ne dure pas et l'avenir que tu ne connais pas." Dans les sociétés traditionnelles, le retour des saisons, fondement même de la vie biologique, rythmait à la fois le travail des champs et la vie sociale. Aujourd'hui encore, la grande majorité de la population rurale du monde vit selon ces rythmes.

Par contre, même si actuellement certains aspirent à un retour aux rythmes ancestraux, la civilisation occidentale, fondée sur le progrès technologique, la spécialisation et la recherche de la productivité, a pris une tout autre direction. Elle a cherché à maîtriser le temps, à le faire fonctionner à son profit. Les résultats économiques obtenus ont permis d'améliorer les niveaux et conditions de vie. Les besoins fondamentaux sont dorénavant satisfaits pour la plupart des personnes. Et pourtant, une insatisfaction subsiste, certains ne bénéficiant pas encore des "dividendes du progrès", d'autres souffrant de ne pouvoir satisfaire des aspirations moins matérielles.

Toute société se caractérise par des relations multiples et complexes avec le temps, qui peut être envisagé à partir de divers aspects : durée, rythmes, évolutions, ruptures, mutations, projection dans l'avenir, "valeur" du temps, etc. Le temps est particulièrement important dans une période de transition, car on assiste à une collision entre les effets du passé et les exigences de l'avenir. Contrainte : on se trouve en présence de phénomènes complexes, contradictoires, incohérents, "incompréhensibles". Opportunité : l'Histoire nous enseigne que les mutations brutales ou les surprises (subies) sont souvent le meilleur moyen de favoriser des évolutions profondes (voulues). La technologie joue ici un rôle important, par la diversification des perceptions du temps qu'elle entraîne. Le temps est aussi une ressource, contrainte ou opportunité, au sens où l'on doit respecter les durées et les rythmes qui caractérisent l'activité humaine.

-> La "relativité" du tempsLa "relativité" du temps
-> Temps de la vie et temps de l'actionTemps de la vie et temps de l'action
-> L'attitude face à l'avenirL'attitude face à l'avenir
-> Le "troisième temps"Le "troisième temps"


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La "relativité" du temps

L'idée la plus répandue sur le temps est celle de son accélération. En réalité, le temps, dans sa durée, reste immuable ; ce qui change et modifie notre perception consciente est la quantité d'événements et leur complexité croissante. "Le temps ne se transforme pas, n'évolue pas, c'est nous qui nous transformons, évoluons, et nous en accusons le temps qui n'en peut mais... Le temps n'est que l'activité de l'espace" (E. Triolet). Les innovations technologiques favorisent ce sentiment d'accélération. Les progrès prodigieux des transports, des télécommunications, de la télématique, ont bouleversé la relation habituelle entre l'espace et le temps, écourtant celui-ci et réduisant celui-là. La vitesse accrue du déplacement des personnes, des biens ou des informations et la densité croissante de tels échanges modifient fortement la perception de la durée.

Celle-ci est ressentie comme une notion de moins en moins absolue, de plus en plus relative. Sa diversification intervient parallèlement à celle de nombreuses autres données de la vie sociale, qu'il s'agisse de la répartition du temps entre travail et loisirs, des communications (avec les moyens de transport rapides ou les télécommunications instantanées), de la santé (avec l'émergence du temps dans les traitements, sous forme par exemple de chronobiologie ou de chronothérapeutique, cherchant à optimiser les agents utilisés), etc.

Les rapports de l'homme avec la nature sont également marqués par le temps : que pensait-on du pétrole, il y a deux siècles ? De l'uranium au siècle dernier ? Des terres rares au début de ce siècle-ci ? Les progrès technologiques peuvent également concourir à l'augmentation des réserves, notamment par l'accès à des gisements moins riches ou précédemment inexploitables. La synchronisation des comportements de l'homme est très interdépendante des rythmes de la machine, lesquels se caractérisent par une diversification croissante : les nouvelles technologies de l'information permettent de travailler en temps réel, mais aussi en temps différé...

De même que la perception de la durée, les rythmes sont marqués par une grande relativité. Les évolutions technologiques, pour une large part, suivent désormais les progrès des sciences fondamentales, qui eux-mêmes apparaissent dans des périodes relativement courtes, mais imprévisibles, alors que leurs développements et leurs applications s'étalent sur des périodes beaucoup plus longues. Les évolutions économiques, sociales ou culturelles interviennent à des rythmes éminemment variables et irréguliers, sans parler des ruptures de rythmes comme les guerres ou les révolutions. Mais, comme on l'a vu, les évolutions institutionnelles se produisent souvent avec une beaucoup plus grande lenteur, d'où leur retard actuel par rapport à d'autres évolutions, notamment technologiques et sociales (ou "sociétales").

Les effets en profondeur de ces variétés de rythmes pourraient suffire à nous inciter à prendre en compte la relativité du temps. D'autres considérations nous y invitent, en particulier l'évolution des relations entre le temps de la vie et le temps de l'action. Comme l'écrivait Gaston Berger, "le temps opérationnel est étroitement lié à l'homme ; il est le temps de ses projets comme le temps existentiel est celui de ses rêves et de ses craintes."


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Temps de la vie et temps de l'action

Le temps de la vie est le continuum qui va de la naissance à la mort. Il est marqué par diverses transformations physiologiques, mentales et sociales, dont le rythme croît puis ralentit peu à peu. Il ne comporte pas de retour. Cependant, les progrès en matière d'hygiène, de nutrition, de conditions de vie, de thérapeutique, ont sensiblement modifié le déroulement de la vie, tant dans sa durée que dans la maîtrise de ses ressources physiques et mentales.

Le temps de l'action se distingue de celui de la vie essentiellement par sa discontinuité. Dans la société traditionnelle, le temps de l'action était surtout annuel, les récoltes de chaque année étant déterminantes pour la survie des individus. La répétition inlassable de ces cycles annuels au niveau de l'action pouvait donc apparaître comme très éloignée de la continuité de la vie. Mais, en fait, les rythmes de l'année agricole (naissance, croissance, maturité et déclin) concordaient parfaitement avec la nature du destin de l'être humain.

La relative brièveté du cycle de vie naturelle (l'année) par rapport à la durée de vie humaine a permis à l'homme de commencer à imposer son projet à la nature à partir de l'agro-culture.

L'arrivée de la techno-culture va bouleverser le caractère cyclique et inéluctable du temps de l'action dans les sociétés rurales. Les activités qui apparaissent avec la Révolution industrielle et se développent rapidement au cours du XXè siècle, aussi bien dans le domaine industriel que dans celui des services, s'inscrivent dans un cadre temporel totalement différent : ce ne sont plus les rythmes naturels qui déterminent les activités économiques, mais des rythmes sociaux créés par les hommes et non plus imposés par la nature.

-> Changer de changement...

On est passé du "pouvoir du temps" au "pouvoir sur le temps". Cette transformation ne s'est pas faite radicalement mais résulte d'une lente mutation. Elle signifie que la référence temporelle de l'action n'est plus celle de l'année mais devient celle du "projet". Chaque projet a sa durée : durée de vie de l'entreprise, du produit industriel, de l'œuvre d'art... Certains projets nécessitent des décennies et la mobilisation d'importants moyens techniques, financiers et humains, pour passer du stade de l'idée à ceux de la recherche, du développement, de la production et de la commercialisation. Les travaux de planification et de prévision illustrent la volonté d'orienter l'action, de lui assigner des objectifs portant sur un terme plus long qu'auparavant.

Néanmoins l'année, avec les saisons, constitue encore aujourd'hui un héritage des sociétés rurales. Héritage parfois pesant, car il se trouve souvent en contradiction avec les réalités actuelles de la vie et de l'action. Les processus annuels du budget et de la planification concordent rarement avec les processus commerciaux et industriels portant sur plusieurs années. Les vacances scolaires pendant l'été ont initialement été conçues pour que les enfants puissent aider aux travaux des champs. Quelle est aujourd'hui la raison d'être de leur maintien ou de l'alignement des congés des salariés sur cette période ?

N'étant plus bloquées dans le carcan de la saison ou de l'année, les activités sur lesquelles reposent les sociétés industrielles se sont développées à un rythme sans cesse accéléré, modifiant l'organisation du temps de l'action. Les gains de productivité, obtenus grâce aux progrès technologiques et à la nouvelle organisation du travail, ont constitué un outil de domination et de maîtrise du temps, entraînant la rationalisation et la massification de la production.

Les objectifs économiques et sociaux de la techno-culture ont fait apparaître de nouvelles valeurs et en ont fait disparaître d'autres. C'est ainsi que le respect de l'âge, l'importance accordée à l'expérience, le culte de la tradition, sont devenus des valeurs très contestées. Les mots d'ordre de productivité et d'efficacité sont allés à l'encontre de certaines lois très simples quant à la nécessité d'un temps de réflexion. En effet, la cadence des bouleversements technologiques, la complexité des événements et des organisations devraient conduire à reconnaître une place plus grande au temps consacré à la réflexion et à l'indispensable temps de réaction à tout système. Le système, que ce soit celui de l'homme ou celui de l'organisation, a besoin de temps pour digérer toutes les informations auxquelles il est exposé et y réagir correctement. Or, dans l'entreprise par exemple, les méthodes d'aide à la décision s'appuyant sur l'informatique ont eu tendance à remplacer la réflexion humaine, alors que celle-ci est d'autant plus indispensable qu'elle doit permettre d'ordonner et de guider les méthodes, d'interpréter ou de relativiser les résultats.

Donc, à l'approche de la socio-culture, le temps de l'action redevient celui des "durées de vie" : celles d'un produit, d'un procédé, d'un projet, d'une organisation. Il s'oriente et s'allonge : il se met à ressembler à celui de la vie. Restaurer l'unité du temps de la vie et du temps de l'action, c'est prendre conscience de caractéristiques nouvelles de l'époque post-industrielle. De même que les entreprises, les cités, les Etats établissent des plans et des projections, de même les personnes vont peut-être aussi chercher à conduire simultanément le temps de leur vie et celui de leur action en réfléchissant à leur avenir individuel, en se définissant des "conduites de vie".


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L'attitude face à l'avenir

->  Divers regards vers le futur...Cet avenir, on a eu longtemps l'habitude de l'imaginer par référence au passé : c'est le précédent, comme si l'avenir allait reproduire le passé, l'analogie, comme si l'avenir allait ressembler au passé, l'extrapolation, comme si l'avenir allait prolonger le passé. N'était-ce pas refuser les ruptures, se référer à un déterminisme absolu, qui nécessiterait une loi s'appliquant à un ensemble aussi complexe que celui des habitants de la planète, avec leurs comportements, leurs aspirations, leurs modèles de démocratie, leurs échanges...

Supposer que l'on puisse ainsi expliquer l'avenir par le présent et le présent par le passé "relève d'un scientisme qui n'est plus en tout cas celui de nos physiciens modernes, pour lesquels la découverte de particules qu'on n'ose plus qualifier d'élémentaires, qui ont autant d'existence que de domaines dans lesquels on peut les décrire, a subitement reculé à l'infini le champ du possible. Et qu'en pensent les lugubres prophètes qui, rabâchant le passé pour prévoir l'avenir, se sont toujours trompés, et il s'est souvent agi de scientifiques ? Leur heure de gloire arrive périodiquement sans qu'aucun n'ait jamais pressenti la machine à vapeur, les antibiotiques, le débarquement sur la lune. Tandis que les rêveurs, les illuminés, comme Léonard de Vinci, Cyrano de Bergerac, Jules Vernes, Wells approchaient davantage la réalité à venir au travers de leur imagination" (B. Esambert, p. 49).

Or, aujourd'hui, l'homme dispose de moyens qui lui permettent de prendre la référence de l'avenir dans la décision et l'action : non seulement son imagination, mais aussi tous les simulateurs, modèles et autres instruments caractéristiques de l'ère de la dématérialisation.

Contrairement à la prévision qui prolonge les courbes du passé, cette référence à l'avenir caractérise la prospective. Différence fondamentale, car la prospective permet et même suppose une attitude volontariste face à un avenir qui n'est plus considéré comme prédéterminé, mais qui est à construire en fonction de choix délibérés. Laissons à Gaston Berger, le "père" de la prospective, le soin de la définir, comme il l'a fait dans l'Encyclopédie française, à partir de cinq principes : voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l'homme.

1) L'attitude prospective ne nous tourne pas seulement vers l'avenir, elle nous fait regarder au loin. "A une époque où les causes engendrent leurs effets à une vitesse qui ne cesse de croître, il n'est plus possible de considérer simplement les résultats immédiats des actions en cours. Notre civilisation est comparable à une voiture qui roule de plus en plus vite sur une route inconnue lorsque la nuit est tombée. Il faut que ses phares portent de plus en plus loin si l'on veut éviter la catastrophe. La prospective est ainsi essentiellement l'étude de l'avenir lointain. (...) Dans l'avenir comme dans le présent, il y a plus de choses à "voir" qu'on ne suppose. Encore faut-il pouvoir regarder...

Il ne faut pas croire d'ailleurs que la prospective ne puisse donner que de faibles assurances. Comme elle ne cherche pas à prédire et qu'elle ne s'intéresse pas aux événements mais aux situations, elle n'a pas à fournir de dates, ou si elle en indique c'est avec une très grande approximation. Aussi peut-elle atteindre un degré élevé de certitude. C'est que les prévisions ont plus de chances d'être exactes lorsqu'elles portent sur une période longue que sur une période courte".

2) Voir large, car "dans les affaires humaines, toute action, comme toute décision, est synthétique. Elle intègre tous les éléments antérieurs. Cela est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de vues lointaines et que l'on vit, comme à présent, dans un monde où l'interdépendance ne cesse de croître. Les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses si l'on oublie qu'elles sont abstraites". C'est dans la confrontation entre les vues personnelles d'hommes compétents dans différents domaines que se dégagera "une vision commune qui ne sera pas de confusion, mais de complémentarité".

3) Analyser en profondeur, à la recherche "des facteurs vraiment déterminants et des tendances qui poussent les hommes dans certaines directions, sans que toujours ils s'en rendent bien compte (...) C'est dire que la prospective est tout autre chose qu'un recours à la facilité. Elle suppose une extrême attention et un travail opiniâtre. Elle est le contraire même du rêve qui, au lieu d'amorcer l'action, nous en détourne, puisqu'il nous fait jouir en imagination d'un travail que nous n'avons pas accompli. La vision prospective n'est pas un don gratuit, elle est une récompense semblable en cela à l'intuition bergsonienne, qu'on a souvent mal comprise et qui n'est que l'aboutissement d'un long travail d'analyse. La simplicité se conquiert".

4) Prendre des risques, car la prévision et la prospective n'emploient pas les mêmes méthodes et ne doivent pas non plus être mises en œuvre par les mêmes hommes : "La prospective suppose une liberté que ne permet pas l'obligation à laquelle nous soumet l'urgence. Il arrive aussi assez fréquemment que des actions à court terme doivent être engagées dans une direction opposée à celle que révèle l'étude de la longue période (...) Ainsi Descartes recommandait-il déjà de tout soumettre au doute et d'accorder à l'esprit une liberté absolue, mais, 'les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai', il s'en remettait pour les décisions immédiates à la prudence, à la modération et aussi à la constance de sa morale provisoire".

5) Penser à l'homme, enfin, car "à bien des points de vue, la prospective ressemble à l'Histoire. (...) L'une et l'autre portent sur des faits qui, par essence, ne sont jamais donnés : le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore, tous deux sont hors de l'existence. Comme l'Histoire aussi, la prospective ne s'attache qu'aux faits humains. Les événements cosmiques ou les progrès de la technique ne l'intéressent que par leurs conséquences pour l'homme. Nous ne prétendons pas que l'homme soit "la mesure de toutes choses". Dans les études prospectives, c'est lui, du moins, qui donne l'échelle. (...) L'avenir n'est pas seulement ce qui peut "arriver" ou ce qui a le plus de chances de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous aurons voulu qu'il fût. Prévoir une catastrophe est conditionnel : c'est prévoir ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour changer le cours des choses, et non point ce qui arrivera de toute manière. Regarder un atome le change, regarder un homme le transforme, regarder l'avenir le bouleverse. (...) La prospective est attentive aux causes. Ainsi nous libère-t-elle du fatalisme".


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Le "troisième temps"

Ce volontarisme face à l'avenir ne doit-il pas s'appliquer en premier lieu à nos relations avec le temps lui-même, en vue de réconcilier le temps existentiel et le temps opérationnel, le temps de la vie et le temps de l'action ?

Même si elles ont créé de nouvelles contraintes coûteuses en temps (comme les trajets domicile-travail), les sociétés industrielles ont permis la diminution du temps contraint et du temps imposé : les besoins essentiels sont mieux et plus rapidement satisfaits, le temps de travail s'est progressivement réduit. Le temps ainsi libéré a d'abord été utilisé pour la récupération et le repos, puis pour les loisirs. Si les revendications et aspirations portent encore aujourd'hui sur le développement de ce type d'activités, elles abordent également une nouvelle dimension.

En effet, l'optique dans laquelle ces activités sont généralement organisées et perçues - qui est celle de la consommation souvent individuelle et d'une compensation du labeur fourni durant la journée, la semaine ou l'année - ne semble plus satisfaisante. Leur séparation aussi bien du temps de l'action que de celui de la vie ne fait que renforcer l'impression d'éclatement et d'incohérence entre les centres d'intérêts, les contraintes matérielles et les finalités de la personne.

D'ailleurs, si l'on compare la répartition du temps pour un homme vivant en 1800, en 1900 et tel qu'on peut le prévoir en l'an 2000, des glissements significatifs apparaissent. On voit se développer une sorte de troisième temps constitué d'activités peu ou pas rémunérées mais librement choisies par les personnes. Le travail rémunéré, indispensable à l'exercice conjoint d'autres activités, n'est pas toujours librement choisi et ne participe souvent que trop peu à l'épanouissement personnel. L'apparition de ce troisième temps représente plus une dimension de l'organisation générale du temps que la simple adjonction d'un temps supplémentaire.

-> Exemple Gepetto : le temps change... la gestion locale s'adapte...Car l'organisation et l'appréhension du temps, en s'étant trop assujetties aux règles économiques, ont plaqué sur l'homme un modèle simplificateur et unidimensionnel dont l'inadéquation à la complexité de la personne devient de plus en plus évidente et donc mal ressentie.

N'a-t-on pas eu tendance jusqu'à présent à considérer le temps seulement comme une contrainte et non comme un atout ? Pourtant, savoir gérer le temps sur le long terme, savoir en "perdre" lorsque c'est nécessaire - pour la réflexion, pour respecter davantage le temps de réponse des individus et des groupes - constituent des avantages, tant sur le plan humain que social et économique. "Oserai-je exprimer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre" disait même Jean-Jacques Rousseau.

Les revendications qui s'articulent autour du temps portent surtout sur l'organisation du temps de travail. Elles ont parfois été interprétées comme un rejet de cette "course" contre le temps qu'incarne le progrès technologique, comme une brusque lassitude face à l'effort à fournir, le désir de marquer une pause dans l'enchaînement rapide des événements [cf. slobbies]. Il est vrai que la situation économique exige qu'on intensifie les efforts, notamment par la recherche d'une meilleure productivité. Les perspectives ouvertes par les technologies combinatoires sont des atouts dans ce domaine, en premier lieu parce qu'elles permettent de mieux satisfaire les aspirations des personnes.

Les souhaits quant à une autre organisation du temps peuvent aussi devenir des atouts et constituer ainsi un moteur de progrès pour nos sociétés. La trop grande spécialisation des tâches et des formations, la taille de certaines entreprises et d'autres institutions, se sont révélées contraires à la rentabilité et à l'innovation. La saturation de certains marchés de biens ou même de services, l'importance croissante des activités de communication devraient tendre à accélérer le passage d'activités culturelles et sociales dans la sphère économique.

Mais les rigidités mentales et structurelles héritées de plus d'un siècle d'industrialisation ne seront pas aisément remises en cause. Il est pourtant indéniable que le débat social passe aujourd'hui du problème de la répartition de ressources matérielles à celui de la distribution du temps. Et l'innovation vis-à-vis du temps semble devoir être plus facilement réalisable et enrichissante que vis-à-vis de biens matériels.

Une meilleure organisation du temps de l'action, thème essentiel aujourd'hui avec la revendication des 35 heures de travail hebdomadaire, est un préalable indispensable à ce changement ; préalable seulement et non fin en soi. Si la diminution du temps de travail constitue la plus ancienne des revendications, d'autres sont apparues plus récemment. Elles concernent souvent la flexibilité de ce temps de travail : horaires modulaires, étalement des congés, année sabbatique, etc. Cette flexibilité correspond bien au désir de chacun de choisir son propre rythme de travail et ce notamment afin de pouvoir exercer d'autres activités. Ce choix ne se définit pas seulement en termes de temps de travail et de plus grande souplesse des horaires ; il doit également concerner le rythme de l'action elle-même.

Probablement faut-il voir là une préfiguration de la socio-culture : on a commencé à exclure de l'activité, surtout industrielle, les rythmes mécaniques que l'homme s'était imposés avec la techno-culture (avec pour point culminant le taylorisme le plus absolu). Les développements actuels de la robotique et de l'automatisation devraient permettre d'éliminer certaines tâches à caractère répétitif. Cette opportunité doit être saisie pour instaurer dans l'entreprise des rythmes plus "vitaux" ; une action se concrétisant par des projets clairs dont la durée s'étend sur une période assez longue et qui doivent aider à retrouver les rythmes de vie qui se caractérisent par la naissance, la maturation et la disparition. Et ceci à tous les niveaux hiérarchiques et quelle que soit la fonction.

Parallèlement à la réorganisation du temps de travail devraient être créées et organisées les activités du troisième temps. Un des défauts importants des sociétés modernes réside dans le découpage excessif de la vie en trois périodes : l'éducation, l'activité professionnelle, la retraite. C'est probablement un des domaines dans lesquels l'innovation sociale serait la plus enrichissante et la plus apte à rechercher une certaine unicité du temps, à tenter d'harmoniser le temps de la vie et celui de l'action.
-> Exemple garde d'enfants...
La vie personnelle et la vie sociale étant beaucoup moins cloisonnées, le développement du troisième temps permettra d'harmoniser travail rémunéré, épanouissement personnel et utilité sociale. C'est pourquoi l'éducation, la santé, la communication, les activités culturelles et civiques apparaissent comme des domaines privilégiés pour la définition et l'organisation de "conduites de vie" individuelles.

Conjointement avec l'émergence de nouvelles aspirations, ces nouvelles conceptions de l'emploi du temps se traduiront vraisemblablement par de fortes pressions sur l'organisation sociale (pour parvenir notamment à une plus grande souplesse dans le temps de travail) afin de permettre à chacun de trouver son bonheur entre tant de possibilités. Si une meilleure organisation de la société est le prix à payer pour réunir le temps de la vie et le temps de l'action, réconcilier l'épanouissement personnel et l'utilité sociale, n'est-ce pas faire faire un saut qualitatif à la civilisation ?

N'y a-t-il pas une crise du temps comme il y a eu une crise du pétrole ? N'est-ce pas l'occasion de prendre véritablement conscience de sa valeur et de sa rareté ? Comme l'énergie, le temps se révèle en effet être une ressource limitée dont il convient de savoir organiser l'utilisation. Mais cette organisation passe par un recours à l'énergie (au sens psychologique et moral) des individus. Car, là encore, la voie de la facilité, consistant à s'en remettre une fois de plus aux institutions (étatiques ou autres) ne permettrait certainement pas d'apporter des réponses adaptées à de telles attentes.



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