Un atout majeur est
l'aptitude que nous avons désormais à maîtriser
notre rapport avec le temps, à diversifier les rythmes
de la vie sociale, à construire l'avenir dans une
démarche prospective... [Voir résumé] |
Bien des religions reposent sur la croyance que l'homme doit
se laisser guider par le temps, qu'il n'a aucun pouvoir
sur lui et doit donc accepter son destin. La pensée populaire
arabe l'exprime ainsi : "Il y a trois périodes
dans la vie : le passé qui ne revient plus, le présent
qui ne dure pas et l'avenir que tu ne connais pas." Dans
les sociétés traditionnelles, le retour des saisons,
fondement même de la vie biologique, rythmait à
la fois le travail des champs et la vie sociale. Aujourd'hui
encore, la grande majorité de la population rurale du
monde vit selon ces rythmes.
Par contre, même si actuellement certains
aspirent à un retour aux rythmes ancestraux, la civilisation
occidentale, fondée sur le progrès technologique,
la spécialisation et la recherche de la productivité,
a pris une tout autre direction. Elle a cherché à
maîtriser le temps, à le faire fonctionner
à son profit. Les résultats économiques
obtenus ont permis d'améliorer les niveaux et conditions
de vie. Les besoins fondamentaux sont dorénavant satisfaits
pour la plupart des personnes. Et pourtant, une insatisfaction
subsiste, certains ne bénéficiant pas encore des
"dividendes du progrès", d'autres souffrant
de ne pouvoir satisfaire des aspirations moins matérielles.
Toute société se caractérise
par des relations multiples et complexes avec le temps, qui
peut être envisagé à partir de divers aspects
: durée, rythmes, évolutions, ruptures, mutations,
projection dans l'avenir, "valeur" du temps, etc.
Le temps est particulièrement important dans une période
de transition, car on assiste à une collision entre
les effets du passé et les exigences de l'avenir.
Contrainte : on se trouve en présence de phénomènes
complexes, contradictoires, incohérents, "incompréhensibles".
Opportunité : l'Histoire nous enseigne que les mutations
brutales ou les surprises (subies) sont souvent le meilleur
moyen de favoriser des évolutions profondes (voulues).
La technologie joue ici un rôle important, par la diversification
des perceptions du temps qu'elle entraîne. Le temps est
aussi une ressource, contrainte ou opportunité, au sens
où l'on doit respecter les durées et les rythmes
qui caractérisent l'activité humaine.
La
"relativité" du temps
Temps
de la vie et temps de l'action
L'attitude
face à l'avenir
Le
"troisième temps"
La
"relativité" du temps
L'idée la plus répandue sur le
temps est celle de son accélération. En
réalité, le temps, dans sa durée, reste
immuable ; ce qui change et modifie notre perception consciente
est la quantité d'événements et leur complexité
croissante. "Le temps ne se transforme pas, n'évolue
pas, c'est nous qui nous transformons, évoluons, et nous
en accusons le temps qui n'en peut mais... Le temps n'est que
l'activité de l'espace" (E. Triolet). Les innovations
technologiques favorisent ce sentiment d'accélération.
Les progrès prodigieux des transports, des télécommunications,
de la télématique, ont bouleversé la relation
habituelle entre l'espace et le temps, écourtant celui-ci
et réduisant celui-là. La vitesse accrue du déplacement
des personnes, des biens ou des informations et la densité
croissante de tels échanges modifient fortement la perception
de la durée.
Celle-ci est ressentie comme une notion de moins
en moins absolue, de plus en plus relative. Sa diversification
intervient parallèlement à celle de nombreuses
autres données de la vie sociale, qu'il s'agisse de la
répartition du temps entre travail et loisirs, des communications
(avec les moyens de transport rapides ou les télécommunications
instantanées), de la santé (avec l'émergence
du temps dans les traitements, sous forme par exemple de chronobiologie
ou de chronothérapeutique, cherchant à optimiser
les agents utilisés), etc.
Les rapports de l'homme avec la nature sont également
marqués par le temps : que pensait-on du pétrole,
il y a deux siècles ? De l'uranium au siècle dernier
? Des terres rares au début de ce siècle-ci ?
Les progrès technologiques peuvent également concourir
à l'augmentation des réserves, notamment par l'accès
à des gisements moins riches ou précédemment
inexploitables. La synchronisation des comportements de l'homme
est très interdépendante des rythmes de la machine,
lesquels se caractérisent par une diversification croissante
: les nouvelles technologies de l'information permettent de
travailler en temps réel, mais aussi en temps différé...
De même que la perception de la durée,
les rythmes sont marqués par une grande relativité.
Les évolutions technologiques, pour une large part, suivent
désormais les progrès des sciences fondamentales,
qui eux-mêmes apparaissent dans des périodes relativement
courtes, mais imprévisibles, alors que leurs développements
et leurs applications s'étalent sur des périodes
beaucoup plus longues. Les évolutions économiques,
sociales ou culturelles interviennent à des rythmes éminemment
variables et irréguliers, sans parler des ruptures de
rythmes comme les guerres ou les révolutions. Mais, comme
on l'a vu, les évolutions institutionnelles se produisent
souvent avec une beaucoup plus grande lenteur, d'où leur
retard actuel par rapport à d'autres évolutions,
notamment technologiques et sociales (ou "sociétales").
Les effets en profondeur de ces variétés
de rythmes pourraient suffire à nous inciter à
prendre en compte la relativité du temps. D'autres considérations
nous y invitent, en particulier l'évolution des relations
entre le temps de la vie et le temps de l'action. Comme l'écrivait
Gaston Berger, "le temps opérationnel
est étroitement lié à l'homme ; il est
le temps de ses projets comme le temps existentiel est
celui de ses rêves et de ses craintes."
Temps
de la vie et temps de l'action
Le temps de la vie est le continuum qui
va de la naissance à la mort. Il est marqué par
diverses transformations physiologiques, mentales et sociales,
dont le rythme croît puis ralentit peu à peu. Il
ne comporte pas de retour. Cependant, les progrès en
matière d'hygiène, de nutrition, de conditions
de vie, de thérapeutique, ont sensiblement modifié
le déroulement de la vie, tant dans sa durée que
dans la maîtrise de ses ressources physiques et mentales.
Le temps de l'action se distingue de celui
de la vie essentiellement par sa discontinuité.
Dans la société traditionnelle, le temps de l'action
était surtout annuel, les récoltes de chaque année
étant déterminantes pour la survie des individus.
La répétition inlassable de ces cycles annuels
au niveau de l'action pouvait donc apparaître comme très
éloignée de la continuité de la vie. Mais,
en fait, les rythmes de l'année agricole (naissance,
croissance, maturité et déclin) concordaient
parfaitement avec la nature du destin de l'être humain.
La relative brièveté du cycle de
vie naturelle (l'année) par rapport à la durée
de vie humaine a permis à l'homme de commencer à
imposer son projet à la nature à partir de l'agro-culture.
L'arrivée de la techno-culture va bouleverser
le caractère cyclique et inéluctable du temps
de l'action dans les sociétés rurales. Les activités
qui apparaissent avec la Révolution industrielle et se
développent rapidement au cours du XXè siècle,
aussi bien dans le domaine industriel que dans celui des services,
s'inscrivent dans un cadre temporel totalement différent
: ce ne sont plus les rythmes naturels qui déterminent
les activités économiques, mais des rythmes
sociaux créés par les hommes et non plus imposés
par la nature.

On est passé du "pouvoir du temps"
au "pouvoir sur le temps". Cette transformation ne
s'est pas faite radicalement mais résulte d'une lente
mutation. Elle signifie que la référence temporelle
de l'action n'est plus celle de l'année mais devient
celle du "projet". Chaque projet a sa durée
: durée de vie de l'entreprise, du produit industriel,
de l'uvre d'art... Certains projets nécessitent
des décennies et la mobilisation d'importants moyens
techniques, financiers et humains, pour passer du stade de l'idée
à ceux de la recherche, du développement, de la
production et de la commercialisation. Les travaux de planification
et de prévision illustrent la volonté d'orienter
l'action, de lui assigner des objectifs portant sur un terme
plus long qu'auparavant.
Néanmoins l'année, avec les saisons,
constitue encore aujourd'hui un héritage des sociétés
rurales. Héritage parfois pesant, car il se trouve souvent
en contradiction avec les réalités actuelles de
la vie et de l'action. Les processus annuels du budget et de
la planification concordent rarement avec les processus commerciaux
et industriels portant sur plusieurs années. Les vacances
scolaires pendant l'été ont initialement été
conçues pour que les enfants puissent aider aux travaux
des champs. Quelle est aujourd'hui la raison d'être de
leur maintien ou de l'alignement des congés des salariés
sur cette période ?
N'étant plus bloquées dans le carcan
de la saison ou de l'année, les activités sur
lesquelles reposent les sociétés industrielles
se sont développées à un rythme sans cesse
accéléré, modifiant l'organisation du temps
de l'action. Les gains de productivité, obtenus grâce
aux progrès technologiques et à la nouvelle organisation
du travail, ont constitué un outil de domination et de
maîtrise du temps, entraînant la rationalisation
et la massification de la production.
Les objectifs économiques et sociaux
de la techno-culture ont fait apparaître de nouvelles
valeurs et en ont fait disparaître d'autres. C'est
ainsi que le respect de l'âge, l'importance accordée
à l'expérience, le culte de la tradition, sont
devenus des valeurs très contestées. Les mots
d'ordre de productivité et d'efficacité sont allés
à l'encontre de certaines lois très simples quant
à la nécessité d'un temps de réflexion.
En effet, la cadence des bouleversements technologiques, la
complexité des événements et des organisations
devraient conduire à reconnaître une place plus
grande au temps consacré à la réflexion
et à l'indispensable temps de réaction à
tout système. Le système, que ce soit celui de
l'homme ou celui de l'organisation, a besoin de temps pour digérer
toutes les informations auxquelles il est exposé et y
réagir correctement. Or, dans l'entreprise par exemple,
les méthodes d'aide à la décision s'appuyant
sur l'informatique ont eu tendance à remplacer la réflexion
humaine, alors que celle-ci est d'autant plus indispensable
qu'elle doit permettre d'ordonner et de guider les méthodes,
d'interpréter ou de relativiser les résultats.
Donc, à l'approche de la socio-culture,
le temps de l'action redevient celui des "durées
de vie" : celles d'un produit, d'un procédé,
d'un projet, d'une organisation. Il s'oriente et s'allonge :
il se met à ressembler à celui de la vie. Restaurer
l'unité du temps de la vie et du temps de l'action, c'est
prendre conscience de caractéristiques nouvelles de l'époque
post-industrielle. De même que les entreprises, les cités,
les Etats établissent des plans et des projections, de
même les personnes vont peut-être aussi chercher
à conduire simultanément le temps de leur vie
et celui de leur action en réfléchissant à
leur avenir individuel, en se définissant des "conduites
de vie".
L'attitude
face à l'avenir
Cet
avenir, on a eu longtemps l'habitude de l'imaginer par référence
au passé : c'est le précédent, comme
si l'avenir allait reproduire le passé, l'analogie,
comme si l'avenir allait ressembler au passé, l'extrapolation,
comme si l'avenir allait prolonger le passé. N'était-ce
pas refuser les ruptures, se référer à
un déterminisme absolu, qui nécessiterait une
loi s'appliquant à un ensemble aussi complexe que celui
des habitants de la planète, avec leurs comportements,
leurs aspirations, leurs modèles de démocratie,
leurs échanges...
Supposer que l'on puisse ainsi expliquer l'avenir
par le présent et le présent par le passé
"relève d'un scientisme qui n'est plus en tout cas
celui de nos physiciens modernes, pour lesquels la découverte
de particules qu'on n'ose plus qualifier d'élémentaires,
qui ont autant d'existence que de domaines dans lesquels on
peut les décrire, a subitement reculé à
l'infini le champ du possible. Et qu'en pensent les lugubres
prophètes qui, rabâchant le passé pour prévoir
l'avenir, se sont toujours trompés, et il s'est souvent
agi de scientifiques ? Leur heure de gloire arrive périodiquement
sans qu'aucun n'ait jamais pressenti la machine à vapeur,
les antibiotiques, le débarquement sur la lune. Tandis
que les rêveurs, les illuminés, comme Léonard
de Vinci, Cyrano de Bergerac, Jules Vernes, Wells approchaient
davantage la réalité à venir au travers
de leur imagination" (B. Esambert, p. 49).
Or, aujourd'hui, l'homme dispose de moyens qui
lui permettent de prendre la référence de l'avenir
dans la décision et l'action : non seulement son imagination,
mais aussi tous les simulateurs, modèles et autres instruments
caractéristiques de l'ère de la dématérialisation.
Contrairement à la prévision qui prolonge les
courbes du passé, cette référence à
l'avenir caractérise la prospective. Différence
fondamentale, car la prospective permet et même suppose
une attitude volontariste face à un avenir qui
n'est plus considéré comme prédéterminé,
mais qui est à construire en fonction de choix délibérés.
Laissons à Gaston Berger, le "père"
de la prospective, le soin de la définir, comme il l'a
fait dans l'Encyclopédie française, à partir
de cinq principes : voir loin, voir large, analyser en profondeur,
prendre des risques, penser à l'homme.
1) L'attitude prospective ne nous tourne pas
seulement vers l'avenir, elle nous fait regarder au loin.
"A une époque où les causes engendrent leurs
effets à une vitesse qui ne cesse de croître, il
n'est plus possible de considérer simplement les résultats
immédiats des actions en cours. Notre civilisation est
comparable à une voiture qui roule de plus en plus vite
sur une route inconnue lorsque la nuit est tombée. Il
faut que ses phares portent de plus en plus loin si l'on veut
éviter la catastrophe. La prospective est ainsi essentiellement
l'étude de l'avenir lointain. (...) Dans l'avenir comme
dans le présent, il y a plus de choses à "voir"
qu'on ne suppose. Encore faut-il pouvoir regarder...
Il ne faut pas croire d'ailleurs que la prospective
ne puisse donner que de faibles assurances. Comme elle ne cherche
pas à prédire et qu'elle ne s'intéresse
pas aux événements mais aux situations, elle n'a
pas à fournir de dates, ou si elle en indique c'est avec
une très grande approximation. Aussi peut-elle atteindre
un degré élevé de certitude. C'est que
les prévisions ont plus de chances d'être exactes
lorsqu'elles portent sur une période longue que sur une
période courte".
2) Voir large, car "dans les affaires
humaines, toute action, comme toute décision, est synthétique.
Elle intègre tous les éléments antérieurs.
Cela est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de vues lointaines
et que l'on vit, comme à présent, dans un monde
où l'interdépendance ne cesse de croître.
Les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence
de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses
si l'on oublie qu'elles sont abstraites". C'est dans la
confrontation entre les vues personnelles d'hommes compétents
dans différents domaines que se dégagera "une
vision commune qui ne sera pas de confusion, mais de complémentarité".
3) Analyser en profondeur, à la
recherche "des facteurs vraiment déterminants et
des tendances qui poussent les hommes dans certaines directions,
sans que toujours ils s'en rendent bien compte (...) C'est dire
que la prospective est tout autre chose qu'un recours à
la facilité. Elle suppose une extrême attention
et un travail opiniâtre. Elle est le contraire même
du rêve qui, au lieu d'amorcer l'action, nous en détourne,
puisqu'il nous fait jouir en imagination d'un travail que nous
n'avons pas accompli. La vision prospective n'est pas un don
gratuit, elle est une récompense semblable en cela à
l'intuition bergsonienne, qu'on a souvent mal comprise et qui
n'est que l'aboutissement d'un long travail d'analyse. La simplicité
se conquiert".
4) Prendre des risques, car la prévision
et la prospective n'emploient pas les mêmes méthodes
et ne doivent pas non plus être mises en uvre par
les mêmes hommes : "La prospective suppose une liberté
que ne permet pas l'obligation à laquelle nous soumet
l'urgence. Il arrive aussi assez fréquemment que des
actions à court terme doivent être engagées
dans une direction opposée à celle que révèle
l'étude de la longue période (...) Ainsi Descartes
recommandait-il déjà de tout soumettre au doute
et d'accorder à l'esprit une liberté absolue,
mais, 'les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai',
il s'en remettait pour les décisions immédiates
à la prudence, à la modération et aussi
à la constance de sa morale provisoire".
5) Penser à l'homme, enfin, car
"à bien des points de vue, la prospective ressemble
à l'Histoire. (...) L'une et l'autre portent sur des
faits qui, par essence, ne sont jamais donnés : le passé
n'est plus, l'avenir n'est pas encore, tous deux sont hors de
l'existence. Comme l'Histoire aussi, la prospective ne s'attache
qu'aux faits humains. Les événements cosmiques
ou les progrès de la technique ne l'intéressent
que par leurs conséquences pour l'homme. Nous ne prétendons
pas que l'homme soit "la mesure de toutes choses".
Dans les études prospectives, c'est lui, du moins, qui
donne l'échelle. (...) L'avenir n'est pas seulement ce
qui peut "arriver" ou ce qui a le plus de chances
de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse
de croître, ce que nous aurons voulu qu'il fût.
Prévoir une catastrophe est conditionnel : c'est prévoir
ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour changer
le cours des choses, et non point ce qui arrivera de
toute manière. Regarder un atome le change, regarder
un homme le transforme, regarder l'avenir le bouleverse. (...)
La prospective est attentive aux causes. Ainsi nous libère-t-elle
du fatalisme".
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Le
"troisième temps"
Ce volontarisme face à l'avenir ne doit-il
pas s'appliquer en premier lieu à nos relations avec
le temps lui-même, en vue de réconcilier le temps
existentiel et le temps opérationnel, le temps de la
vie et le temps de l'action ?
Même si elles ont créé de
nouvelles contraintes coûteuses en temps (comme les trajets
domicile-travail), les sociétés industrielles
ont permis la diminution du temps contraint et du temps imposé
: les besoins essentiels sont mieux et plus rapidement satisfaits,
le temps de travail s'est progressivement réduit. Le
temps ainsi libéré a d'abord été
utilisé pour la récupération et le repos,
puis pour les loisirs. Si les revendications et aspirations
portent encore aujourd'hui sur le développement de ce
type d'activités, elles abordent également une
nouvelle dimension.
En effet, l'optique dans laquelle ces activités
sont généralement organisées et perçues
- qui est celle de la consommation souvent individuelle et d'une
compensation du labeur fourni durant la journée, la semaine
ou l'année - ne semble plus satisfaisante. Leur séparation
aussi bien du temps de l'action que de celui de la vie ne fait
que renforcer l'impression d'éclatement et d'incohérence
entre les centres d'intérêts, les contraintes matérielles
et les finalités de la personne.
D'ailleurs, si l'on compare la répartition
du temps pour un homme vivant en 1800, en 1900 et tel qu'on
peut le prévoir en l'an 2000, des glissements significatifs
apparaissent. On voit se développer une sorte de troisième
temps constitué d'activités peu ou pas rémunérées
mais librement choisies par les personnes. Le travail rémunéré,
indispensable à l'exercice conjoint d'autres activités,
n'est pas toujours librement choisi et ne participe souvent
que trop peu à l'épanouissement personnel. L'apparition
de ce troisième temps représente plus une dimension
de l'organisation générale du temps que la
simple adjonction d'un temps supplémentaire.
Car
l'organisation et l'appréhension du temps, en s'étant
trop assujetties aux règles économiques, ont plaqué
sur l'homme un modèle simplificateur et unidimensionnel
dont l'inadéquation à la complexité de
la personne devient de plus en plus évidente et donc
mal ressentie.
N'a-t-on pas eu tendance jusqu'à présent
à considérer le temps seulement comme une contrainte
et non comme un atout ? Pourtant, savoir gérer le temps
sur le long terme, savoir en "perdre" lorsque c'est
nécessaire - pour la réflexion, pour respecter
davantage le temps de réponse des individus et des groupes
- constituent des avantages, tant sur le plan humain que social
et économique. "Oserai-je exprimer ici la plus grande,
la plus importante, la plus utile règle de l'éducation
? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre" disait
même Jean-Jacques Rousseau.
Les revendications qui s'articulent
autour du temps portent surtout sur l'organisation du temps
de travail. Elles ont parfois été interprétées
comme un rejet de cette "course" contre le temps qu'incarne
le progrès technologique, comme une brusque lassitude
face à l'effort à fournir, le désir de
marquer une pause dans l'enchaînement rapide des événements
[cf. slobbies].
Il est vrai que la situation économique exige qu'on intensifie
les efforts, notamment par la recherche d'une meilleure productivité.
Les perspectives ouvertes par les technologies combinatoires
sont des atouts dans ce domaine, en premier lieu parce qu'elles
permettent de mieux satisfaire les aspirations des personnes.
Les souhaits quant à une autre organisation
du temps peuvent aussi devenir des atouts et constituer ainsi
un moteur de progrès pour nos sociétés.
La trop grande spécialisation des tâches et des
formations, la taille de certaines entreprises et d'autres institutions,
se sont révélées contraires à la
rentabilité et à l'innovation. La saturation de
certains marchés de biens ou même de services,
l'importance croissante des activités de communication
devraient tendre à accélérer le passage
d'activités culturelles et sociales dans la sphère
économique.
Mais les rigidités mentales et structurelles
héritées de plus d'un siècle d'industrialisation
ne seront pas aisément remises en cause. Il est pourtant
indéniable que le débat social passe aujourd'hui
du problème de la répartition de ressources matérielles
à celui de la distribution du temps. Et l'innovation
vis-à-vis du temps semble devoir être plus facilement
réalisable et enrichissante que vis-à-vis de biens
matériels.
Une meilleure organisation du temps de l'action,
thème essentiel aujourd'hui avec la revendication des
35 heures de travail hebdomadaire, est un préalable indispensable
à ce changement ; préalable seulement et non fin
en soi. Si la diminution du temps de travail constitue la plus
ancienne des revendications, d'autres sont apparues plus récemment.
Elles concernent souvent la flexibilité de ce temps de
travail : horaires modulaires, étalement des congés,
année sabbatique, etc. Cette flexibilité correspond
bien au désir de chacun de choisir son propre rythme
de travail et ce notamment afin de pouvoir exercer d'autres
activités. Ce choix ne se définit pas seulement
en termes de temps de travail et de plus grande souplesse des
horaires ; il doit également concerner le rythme de l'action
elle-même.
Probablement faut-il voir là une préfiguration
de la socio-culture : on a commencé à exclure
de l'activité, surtout industrielle, les rythmes mécaniques
que l'homme s'était imposés avec la techno-culture
(avec pour point culminant le taylorisme le plus absolu). Les
développements actuels de la robotique et de l'automatisation
devraient permettre d'éliminer certaines tâches
à caractère répétitif. Cette opportunité
doit être saisie pour instaurer dans l'entreprise des
rythmes plus "vitaux" ; une action se concrétisant
par des projets clairs dont la durée s'étend sur
une période assez longue et qui doivent aider à
retrouver les rythmes de vie qui se caractérisent par
la naissance, la maturation et la disparition. Et ceci
à tous les niveaux hiérarchiques et quelle que
soit la fonction.
Parallèlement à la réorganisation
du temps de travail devraient être créées
et organisées les activités du troisième
temps. Un des défauts importants des sociétés
modernes réside dans le découpage excessif
de la vie en trois périodes : l'éducation,
l'activité professionnelle, la retraite. C'est probablement
un des domaines dans lesquels l'innovation sociale serait la
plus enrichissante et la plus apte à rechercher une certaine
unicité du temps, à tenter d'harmoniser le temps
de la vie et celui de l'action.

La vie personnelle et la vie sociale étant beaucoup moins
cloisonnées, le développement du troisième
temps permettra d'harmoniser travail rémunéré,
épanouissement personnel et utilité sociale.
C'est pourquoi l'éducation, la santé, la communication,
les activités culturelles et civiques apparaissent comme
des domaines privilégiés pour la définition
et l'organisation de "conduites de vie" individuelles.
Conjointement avec l'émergence de nouvelles
aspirations, ces nouvelles conceptions de l'emploi du temps
se traduiront vraisemblablement par de fortes pressions sur
l'organisation sociale (pour parvenir notamment à une
plus grande souplesse dans le temps de travail) afin
de permettre à chacun de trouver son bonheur entre tant
de possibilités. Si une meilleure organisation de la
société est le prix à payer pour réunir
le temps de la vie et le temps de l'action, réconcilier
l'épanouissement personnel et l'utilité sociale,
n'est-ce pas faire faire un saut qualitatif à la civilisation
?
N'y a-t-il pas une crise du temps comme il y
a eu une crise du pétrole ? N'est-ce pas l'occasion de
prendre véritablement conscience de sa valeur et de sa
rareté ? Comme l'énergie, le temps se révèle
en effet être une ressource limitée dont il convient
de savoir organiser l'utilisation. Mais cette organisation passe
par un recours à l'énergie (au sens psychologique
et moral) des individus. Car, là encore, la voie de la
facilité, consistant à s'en remettre une fois
de plus aux institutions (étatiques ou autres) ne permettrait
certainement pas d'apporter des réponses adaptées
à de telles attentes.