Aborder le problème de cette façon
conduit aux mêmes impasses que si, au début de
la Révolution industrielle, on avait contré le
machinisme agricole pour maintenir l'emploi dans l'agriculture...
alors que précisément l'amélioration de
la productivité agricole a permis de fournir la main-d'uvre
dont avait besoin le "décollage" de l'industrialisation,
qui caractérise le passage de l'agro-culture à
la techno-culture. Il en va de même aujourd'hui avec les
perspectives de "décollage" des activités
créatrices d'une nouvelle valeur ajoutée. On pourrait
par exemple considérer qu'à côté
de nos concepts de "cols blancs" et "cols bleus",
il est temps d'introduire celui de "cols ouverts"...
Le problème est plus délicat
encore du fait que le chômage révèle un
problème de l'emploi, conçu en tant qu'activité,
mais aussi, plus fondamentalement, un problème du travail,
conçu en tant que valeur culturelle. Peut-on se
satisfaire de l'attitude consistant à prendre son parti
des suppressions d'emplois, en les "compensant" par
"l'extension des indemnités de chômage, socialement
bienfaisantes et économiquement inhibitrices"
(A. Sauvy, p. 50) ? D'autant que si elles sont économiquement
inhibitrices, ne doit-on pas les considérer comme socialement
malfaisantes à terme ? Un effort de réflexion
permettant une autre formulation du problème (par exemple,
partir de l'identification d'une mutation profonde de la société),
n'est-il pas un préalable nécessaire à
toute recherche de solution ?
Quelles
ressources ?
Concepts
en mutation
Quelles
ressources ?
Une fois ce préalable accompli, il devient
possible d'élaborer des réponses en fonction des
ressources disponibles. Refusant tout manichéisme, on
verra que ces ressources sont ambivalentes, qu'elles
peuvent, selon l'usage qui en est fait, être traitées
comme des contraintes ou des opportunités. On s'efforcera,
dans les chapitres suivants, de dégager certaines conditions
de valorisation de ces ressources, qui sont particulièrement
déterminantes pour transformer les contraintes en
opportunités.
Mais, d'abord, quelles sont ces ressources ?
Probablement moins les richesses naturelles que l'aptitude à
les mettre en valeur. La première d'entre elles est alors
à trouver dans les hommes eux-mêmes, avec
pour point d'appui une culture. Nos sociétés en
sont-elles toujours bien conscientes ? On pourrait en douter,
voyant à quel point certains facteurs humains sont traités
davantage en contraintes qu'en opportunités, qu'il s'agisse
d'acceptation du vieillissement démographique, de sous-exploitation
du "capital intellectuel" ou de défense contre
des aspirations qui, au contraire, devraient non seulement déterminer
les finalités de l'action, mais en outre pourraient fournir
le support d'une nouvelle forme de croissance.
Autres ressources essentielles : l'énergie
et l'information... ce qui revient peut-être au
même, si "l'information aussi, c'est de l'énergie.
Mais une forme particulière d'énergie, puisqu'elle
permet de libérer et de contrôler la puissance.
Cette liaison étroite entre énergie et information
est apparue au grand jour à partir du moment où
l'on a compris qu'il fallait obligatoirement dépenser
de l'énergie pour acquérir des informations. Et,
inversement, que l'on était obligé d'utiliser
de l'information pour collecter et domestiquer l'énergie.
Toute information se paie en énergie. Tout surcroît
d'énergie se paie en information" (J. de Rosnay,
p. 169). L'énergie et l'information prennent de multiples
formes. Aristote distinguait déjà l'information-acquisition
de connaissances (acte consistant à "s'informer")
de l'information-pouvoir d'organisation ou action créatrice
(acte consistant à "informer la matière",
à donner forme à un objet, comme le fait le sculpteur
à partir de la glaise). L'ambivalence de cette ressource,
dans ses formes actuelles, est probablement à trouver
dans le fait qu'au premier sens du terme, l'information devient
souvent une contrainte (cette masse de données qui nous
submergent et que nous n'arrivons pas à ordonner), alors
qu'au second sens, elle représente une opportunité
exceptionnelle (et, pour commencer, bien sûr, elle permet
d'organiser ces données). De même, on pourrait
distinguer l'énergie-matière et l'énergie-morale.
Or, derrière les chocs pétroliers, il semblerait
qu'une "crise de l'énergie" plus profonde soit
à surmonter : celle qui affecte l'énergie au sens
moral ou psychologique, c'est-à-dire la volonté
de manifester un impact sur son environnement, ou encore la
force d'âme qui fait supporter les difficultés
et les revers, les résistances ou les vicissitudes de
l'action, sans renoncer à la pleine réalisation
de ses objectifs.
Cette autre crise de l'énergie, c'est en particulier
l'abandon, par beaucoup de personnes, de leur énergie
propre pour confier le soin de modeler leur environnement à
des groupes sur lesquels elles ont peu d'influence. Car l'énergie
morale a longtemps été doublée d'une énergie
physique, celle des chasseurs, des guerriers, des voyageurs,
des pionniers qui, seuls ou en petit nombre, multipliaient les
efforts, surmontaient les souffrances et affrontaient les dangers.
Puis est venue une période où, devant les efforts,
les souffrances et les dangers, on pouvait recourir, au-delà
de l'énergie individuelle, à des techniques et
à des organisations. Ce fut un progrès considérable,
qui est loin d'être achevé, mais on peut s'interroger
sur certains de ses effets : tellement habituées à
recourir aux techniques et aux organisations lorsqu'il faut
faire face à des difficultés, les personnes ne
sont-elles pas en train de perdre l'habitude de recourir
à leur propre énergie ? Au point que les "plus
civilisés", c'est-à-dire ceux qui disposent
de plus de technique et d'organisation, s'affaiblissent cependant,
en période de crise, en face de "moins civilisés"
qui, faute de technique et d'organisation, n'ont recours qu'à
leur énergie, mais y ont recours pleinement (le Japon
constituant peut-être une exception, compensant son manque
de ressources naturelles par l'énergie morale de ses
hommes).
Avec l'énergie et l'information, les
hommes disposent également des ressources que constituent
l'espace et le temps... ou l'espace-temps, puisque
"l'espace en lui-même et le temps en lui-même
sont des concepts qui doivent reculer dans l'ombre, leur union
seule étant douée d'un sens objectif" (H.
Minkowski). Le temps dans son équivalence avec l'espace,
la mesure du temps par le mouvement, la rotation de la terre,
les horloges, les chronomètres, "c'est là
une filière de pensée qui remonte à l'Antiquité.
On lit chez Aristote : "le temps est le nombre du mouvement",
ou bien, "nous mesurons le temps au moyen du mouvement
et le mouvement au moyen du temps". Ces formules ont une
parfaite signification, et ce sont elles qui ont été
à la source de la chronométrie. Car il y a là
un aspect du temps dont l'aboutissement est la théorie
de la relativité, avec son "équivalence entre
le temps et l'espace". Il y a un " coefficient d'équivalence
entre l'espace et le temps "qui est la vitesse de la lumière
dans le vide, la fameuse constante c" (O. Costa de Beauregard,
p. 11).
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Concepts
en mutation
On reviendra sur le temps [chap.
12]. Quant à l'énergie (morale)
et l'information (organisation), elles sous-tendent ce qui suit,
où l'on envisage les conditions de valorisation de ces
ressources. Préalablement, précisons un aspect
important de ces concepts de ressources : ils évoluent
[chap. 10],
mais aussi leur évolution détermine celle d'autres
concepts. C'est essentiel dans une période de transition
comme celle que nous vivons. Car, dans une certaine mesure,
les nouveaux concepts peuvent s'opposer à ceux qui
s'appliquaient à la situation précédente,
de même que la compressibilité de la vapeur peut
être opposée à l'incompressibilité
de l'eau sous forme liquide. Et il suffit de penser à
la révolution galiléo-copernicienne pour apprécier
l'importance d'une mutation des concepts...
Ainsi, on a vu à quel point la dématérialisation
avait bouleversé la relation de l'homme avec l'énergie
et l'information. Quant au temps, pensons simplement aux changements
qu'implique la multiplication des perceptions qu'on peut en
avoir, depuis le temps réel (dans les communications
- et l'on rejoint l'espace) jusqu'au temps différé
(il suffit d'évoquer des applications aussi quotidiennes
que celles permises par les magnétoscopes), en passant
par le temps partagé (qui dépasse le "time
sharing" des ordinateurs pour prendre par exemple la forme
d'un partage de l'emploi). Retenons l'espace, dans ses relations
avec par exemple la propriété, pour illustrer
de façon plus précise l'importance de cette mutation
des concepts.
Les sociétés rurales de l'agro-culture
ont succédé aux sociétés primitives
de la paléo-culture avec l'invention et la diffusion
des techniques agricoles. Celles-ci conduisaient à l'appropriation
des terres, qui inversement a permis leur mise en uvre
par, des "entrepreneurs" agricoles : le sol arable
était partagé entre des propriétaires
(individuels ou collectifs), en vue de leurs mises en culture
et en production. De ce fait, étant envisagé par
rapport au sol et aux opérations agricoles qu'il supportait,
l'espace était considéré comme une surface.
Le "concept" était celui d'un espace à
deux dimensions. Il l'est d'ailleurs toujours dans les sociétés
de type rural qui couvrent encore la majeure partie de la planète.
A cette civilisation agricole et rurale, a progressivement
succédé la techno-culture, civilisation industrielle
et urbaine (notamment en Europe, à partir de la Révolution
industrielle). L'espace urbain s'est alors aménagé
sur trois dimensions et, pour garder l'exemple de la
propriété, cette notion traditionnelle s'est modifiée
: on a dû admettre l'idée selon laquelle au-dessus
et en dessous d'un même "terrain", il pouvait
y avoir plusieurs copropriétaires.
La dématérialisation accrue, qui
caractérise l'arrivée progressive de la socio-culture,
introduit une nouvelle conception de l'espace et de son utilisation.
Indépendamment des nouveaux espaces (toujours à
trois dimensions) qu'ouvrent la conquête spatiale et celle
des fonds marins, c'est, avec l'information, un espace à
n dimensions qui s'ouvre à nous. Dans notre exemple,
il pourra s'agir de la multipropriété,
partage "dans le temps" de l'espace.
Peut-on d'ailleurs, sans hésiter, continuer
à employer le même terme dans des acceptions si
différentes ? Certes, en mathématiques, on connaît
les espaces à n dimensions et le "concept"
couvre des réalités différentes, celle
des surfaces, celle des volumes et celles, plus abstraites,
qui échappent à la représentation directe.
A l'égard de l'organisation des sociétés,
le passage à la troisième dimension a eu des conséquences
qui, le cas échéant, peuvent également
toucher des sociétés qui sont encore à
prédominance rurale et agricole. Ainsi, par exemple,
l'essor technologique de la Révolution industrielle a
appelé une coopération internationale pour établir,
à ce niveau, des sortes de règles de "copropriété"
qui se sont appliquées également aux sociétés
qui en étaient encore au stade de l'agro-culture.
Avec l'espace à n dimensions qui accompagne
les technologies plus dématérialisées (telles
les transmissions d'informations par satellite), le concept
d'espace doit à nouveau être redéfini -
et il débouche sur des formes de "multipropriété"
internationale dont le nouveau droit de la mer n'est qu'une
préfiguration. Mais où va s'arrêter cette
mutation des concepts ? La notion de "patrimoine commun
de l'humanité" restera-t-elle longtemps réservée
aux domaines maritime et spatial ? Ne remettra-t-on pas en cause
cette distinction entre deux secteurs d'espace, l'un divisé
entre des propriétaires et l'autre pas ? On voit déjà
où pourrait se propager la contagion : pourrait-on longtemps
refuser, par exemple, au nom de la propriété nationale,
l'entrée dans des pays riches et vides aux habitants
de pays pauvres et pleins ?
En tout état de cause, avec l'évolution
du concept d'espace, celui de propriété s'est
affaibli : il a perdu sa simplicité primitive, dans
laquelle il comportait le droit "d'user et d'abuser".
De plus en plus, il est limité non seulement au nom du
partage des ressources matérielles (comme le pétrole
et les nodules polymétalliques dans le cas du droit de
la mer) mais aussi pour le respect de "propriétés"
plus dématérialisées (avec l'attribution
à chaque pays de quotas de canaux de télévision
par satellite) ou encore en vue de la préservation des
équilibres écologiques ou météorologiques
de la planète (de la Convention sur la pollution en Méditerranée
à l'interdiction de certains tirs nucléaires).
Et avec le développement de la complexité, de
la dématérialisation, des aspirations, tout laisse
penser que ce concept de propriété s'affaiblira
encore en se complexifiant davantage, en raison de l'organisation
croissante des sociétés - et qu'inversement,
l'organisation des sociétés sera modifiée
par cet affaiblissement...