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-> Mutation 2000...Un livre de Jean-Pierre Quentin, Le Hameau, Paris, 1982 (texte intégral)

E pur, si muove !
GALILEE

Chap. 11 - NOUVEAUX HORIZONS


Les ressources ne manquent pas, leur mise en valeur dépendra de notre degré de conscience des enjeux, de notre aptitude à raisonner et à nous organiser en référence à la nouvelle donne... [Voir résumé]


Le chômage, ce mal particulièrement douloureux qui affecte les pays industrialisés, illustre bien l'utilité d'identifier en tant que telle la mutation de la société ; il montre également à quel point il est important de renouveler certains des concepts dépassés sur lesquels nous vivons encore. C'est parce qu'on l'envisage avec des concepts issus de la techno-culture que ce problème paraît insoluble à terme : des technologies comme la robotique entraînent de nombreuses suppressions d'emplois dans l'industrie ; à cause de la bureautique ou de la télématique, nous n'avons même plus l'espoir, longtemps entretenu, de transformer les "cols bleus" excédentaires en "cols blancs", par un transfert massif vers le secteur tertiaire tel que nous le connaissons. Face à ces questions difficiles et complexes, nous sommes alors attirés par des réponses simples et directes, donc inefficaces et créatrices d'effets pervers, comme les subventions aux secteurs "en déclin", les obstacles administratifs aux licenciements, le protectionnisme, etc.

Aborder le problème de cette façon conduit aux mêmes impasses que si, au début de la Révolution industrielle, on avait contré le machinisme agricole pour maintenir l'emploi dans l'agriculture... alors que précisément l'amélioration de la productivité agricole a permis de fournir la main-d'œuvre dont avait besoin le "décollage" de l'industrialisation, qui caractérise le passage de l'agro-culture à la techno-culture. Il en va de même aujourd'hui avec les perspectives de "décollage" des activités créatrices d'une nouvelle valeur ajoutée. On pourrait par exemple considérer qu'à côté de nos concepts de "cols blancs" et "cols bleus", il est temps d'introduire celui de "cols ouverts"...

Le problème est plus délicat encore du fait que le chômage révèle un problème de l'emploi, conçu en tant qu'activité, mais aussi, plus fondamentalement, un problème du travail, conçu en tant que valeur culturelle. Peut-on se satisfaire de l'attitude consistant à prendre son parti des suppressions d'emplois, en les "compensant" par "l'extension des indemnités de chômage, socialement bienfaisantes et économiquement inhibitrices" (A. Sauvy, p. 50) ? D'autant que si elles sont économiquement inhibitrices, ne doit-on pas les considérer comme socialement malfaisantes à terme ? Un effort de réflexion permettant une autre formulation du problème (par exemple, partir de l'identification d'une mutation profonde de la société), n'est-il pas un préalable nécessaire à toute recherche de solution ?

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Quelles ressources ?

Une fois ce préalable accompli, il devient possible d'élaborer des réponses en fonction des ressources disponibles. Refusant tout manichéisme, on verra que ces ressources sont ambivalentes, qu'elles peuvent, selon l'usage qui en est fait, être traitées comme des contraintes ou des opportunités. On s'efforcera, dans les chapitres suivants, de dégager certaines conditions de valorisation de ces ressources, qui sont particulièrement déterminantes pour transformer les contraintes en opportunités.

Mais, d'abord, quelles sont ces ressources ? Probablement moins les richesses naturelles que l'aptitude à les mettre en valeur. La première d'entre elles est alors à trouver dans les hommes eux-mêmes, avec pour point d'appui une culture. Nos sociétés en sont-elles toujours bien conscientes ? On pourrait en douter, voyant à quel point certains facteurs humains sont traités davantage en contraintes qu'en opportunités, qu'il s'agisse d'acceptation du vieillissement démographique, de sous-exploitation du "capital intellectuel" ou de défense contre des aspirations qui, au contraire, devraient non seulement déterminer les finalités de l'action, mais en outre pourraient fournir le support d'une nouvelle forme de croissance.

Autres ressources essentielles : l'énergie et l'information... ce qui revient peut-être au même, si "l'information aussi, c'est de l'énergie. Mais une forme particulière d'énergie, puisqu'elle permet de libérer et de contrôler la puissance. Cette liaison étroite entre énergie et information est apparue au grand jour à partir du moment où l'on a compris qu'il fallait obligatoirement dépenser de l'énergie pour acquérir des informations. Et, inversement, que l'on était obligé d'utiliser de l'information pour collecter et domestiquer l'énergie. Toute information se paie en énergie. Tout surcroît d'énergie se paie en information" (J. de Rosnay, p. 169). L'énergie et l'information prennent de multiples formes. Aristote distinguait déjà l'information-acquisition de connaissances (acte consistant à "s'informer") de l'information-pouvoir d'organisation ou action créatrice (acte consistant à "informer la matière", à donner forme à un objet, comme le fait le sculpteur à partir de la glaise). L'ambivalence de cette ressource, dans ses formes actuelles, est probablement à trouver dans le fait qu'au premier sens du terme, l'information devient souvent une contrainte (cette masse de données qui nous submergent et que nous n'arrivons pas à ordonner), alors qu'au second sens, elle représente une opportunité exceptionnelle (et, pour commencer, bien sûr, elle permet d'organiser ces données). De même, on pourrait distinguer l'énergie-matière et l'énergie-morale. Or, derrière les chocs pétroliers, il semblerait qu'une "crise de l'énergie" plus profonde soit à surmonter : celle qui affecte l'énergie au sens moral ou psychologique, c'est-à-dire la volonté de manifester un impact sur son environnement, ou encore la force d'âme qui fait supporter les difficultés et les revers, les résistances ou les vicissitudes de l'action, sans renoncer à la pleine réalisation de ses objectifs.

Cette autre crise de l'énergie, c'est en particulier l'abandon, par beaucoup de personnes, de leur énergie propre pour confier le soin de modeler leur environnement à des groupes sur lesquels elles ont peu d'influence. Car l'énergie morale a longtemps été doublée d'une énergie physique, celle des chasseurs, des guerriers, des voyageurs, des pionniers qui, seuls ou en petit nombre, multipliaient les efforts, surmontaient les souffrances et affrontaient les dangers. Puis est venue une période où, devant les efforts, les souffrances et les dangers, on pouvait recourir, au-delà de l'énergie individuelle, à des techniques et à des organisations. Ce fut un progrès considérable, qui est loin d'être achevé, mais on peut s'interroger sur certains de ses effets : tellement habituées à recourir aux techniques et aux organisations lorsqu'il faut faire face à des difficultés, les personnes ne sont-elles pas en train de perdre l'habitude de recourir à leur propre énergie ? Au point que les "plus civilisés", c'est-à-dire ceux qui disposent de plus de technique et d'organisation, s'affaiblissent cependant, en période de crise, en face de "moins civilisés" qui, faute de technique et d'organisation, n'ont recours qu'à leur énergie, mais y ont recours pleinement (le Japon constituant peut-être une exception, compensant son manque de ressources naturelles par l'énergie morale de ses hommes).

Avec l'énergie et l'information, les hommes disposent également des ressources que constituent l'espace et le temps... ou l'espace-temps, puisque "l'espace en lui-même et le temps en lui-même sont des concepts qui doivent reculer dans l'ombre, leur union seule étant douée d'un sens objectif" (H. Minkowski). Le temps dans son équivalence avec l'espace, la mesure du temps par le mouvement, la rotation de la terre, les horloges, les chronomètres, "c'est là une filière de pensée qui remonte à l'Antiquité. On lit chez Aristote : "le temps est le nombre du mouvement", ou bien, "nous mesurons le temps au moyen du mouvement et le mouvement au moyen du temps". Ces formules ont une parfaite signification, et ce sont elles qui ont été à la source de la chronométrie. Car il y a là un aspect du temps dont l'aboutissement est la théorie de la relativité, avec son "équivalence entre le temps et l'espace". Il y a un " coefficient d'équivalence entre l'espace et le temps "qui est la vitesse de la lumière dans le vide, la fameuse constante c" (O. Costa de Beauregard, p. 11).


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Concepts en mutation

On reviendra sur le temps [chap. 12]. Quant à l'énergie (morale) et l'information (organisation), elles sous-tendent ce qui suit, où l'on envisage les conditions de valorisation de ces ressources. Préalablement, précisons un aspect important de ces concepts de ressources : ils évoluent [chap. 10], mais aussi leur évolution détermine celle d'autres concepts. C'est essentiel dans une période de transition comme celle que nous vivons. Car, dans une certaine mesure, les nouveaux concepts peuvent s'opposer à ceux qui s'appliquaient à la situation précédente, de même que la compressibilité de la vapeur peut être opposée à l'incompressibilité de l'eau sous forme liquide. Et il suffit de penser à la révolution galiléo-copernicienne pour apprécier l'importance d'une mutation des concepts...

Ainsi, on a vu à quel point la dématérialisation avait bouleversé la relation de l'homme avec l'énergie et l'information. Quant au temps, pensons simplement aux changements qu'implique la multiplication des perceptions qu'on peut en avoir, depuis le temps réel (dans les communications - et l'on rejoint l'espace) jusqu'au temps différé (il suffit d'évoquer des applications aussi quotidiennes que celles permises par les magnétoscopes), en passant par le temps partagé (qui dépasse le "time sharing" des ordinateurs pour prendre par exemple la forme d'un partage de l'emploi). Retenons l'espace, dans ses relations avec par exemple la propriété, pour illustrer de façon plus précise l'importance de cette mutation des concepts.

Les sociétés rurales de l'agro-culture ont succédé aux sociétés primitives de la paléo-culture avec l'invention et la diffusion des techniques agricoles. Celles-ci conduisaient à l'appropriation des terres, qui inversement a permis leur mise en œuvre par, des "entrepreneurs" agricoles : le sol arable était partagé entre des propriétaires (individuels ou collectifs), en vue de leurs mises en culture et en production. De ce fait, étant envisagé par rapport au sol et aux opérations agricoles qu'il supportait, l'espace était considéré comme une surface. Le "concept" était celui d'un espace à deux dimensions. Il l'est d'ailleurs toujours dans les sociétés de type rural qui couvrent encore la majeure partie de la planète.

A cette civilisation agricole et rurale, a progressivement succédé la techno-culture, civilisation industrielle et urbaine (notamment en Europe, à partir de la Révolution industrielle). L'espace urbain s'est alors aménagé sur trois dimensions et, pour garder l'exemple de la propriété, cette notion traditionnelle s'est modifiée : on a dû admettre l'idée selon laquelle au-dessus et en dessous d'un même "terrain", il pouvait y avoir plusieurs copropriétaires.

La dématérialisation accrue, qui caractérise l'arrivée progressive de la socio-culture, introduit une nouvelle conception de l'espace et de son utilisation. Indépendamment des nouveaux espaces (toujours à trois dimensions) qu'ouvrent la conquête spatiale et celle des fonds marins, c'est, avec l'information, un espace à n dimensions qui s'ouvre à nous. Dans notre exemple, il pourra s'agir de la multipropriété, partage "dans le temps" de l'espace.

Peut-on d'ailleurs, sans hésiter, continuer à employer le même terme dans des acceptions si différentes ? Certes, en mathématiques, on connaît les espaces à n dimensions et le "concept" couvre des réalités différentes, celle des surfaces, celle des volumes et celles, plus abstraites, qui échappent à la représentation directe. A l'égard de l'organisation des sociétés, le passage à la troisième dimension a eu des conséquences qui, le cas échéant, peuvent également toucher des sociétés qui sont encore à prédominance rurale et agricole. Ainsi, par exemple, l'essor technologique de la Révolution industrielle a appelé une coopération internationale pour établir, à ce niveau, des sortes de règles de "copropriété" qui se sont appliquées également aux sociétés qui en étaient encore au stade de l'agro-culture.

Avec l'espace à n dimensions qui accompagne les technologies plus dématérialisées (telles les transmissions d'informations par satellite), le concept d'espace doit à nouveau être redéfini - et il débouche sur des formes de "multipropriété" internationale dont le nouveau droit de la mer n'est qu'une préfiguration. Mais où va s'arrêter cette mutation des concepts ? La notion de "patrimoine commun de l'humanité" restera-t-elle longtemps réservée aux domaines maritime et spatial ? Ne remettra-t-on pas en cause cette distinction entre deux secteurs d'espace, l'un divisé entre des propriétaires et l'autre pas ? On voit déjà où pourrait se propager la contagion : pourrait-on longtemps refuser, par exemple, au nom de la propriété nationale, l'entrée dans des pays riches et vides aux habitants de pays pauvres et pleins ?

En tout état de cause, avec l'évolution du concept d'espace, celui de propriété s'est affaibli : il a perdu sa simplicité primitive, dans laquelle il comportait le droit "d'user et d'abuser". De plus en plus, il est limité non seulement au nom du partage des ressources matérielles (comme le pétrole et les nodules polymétalliques dans le cas du droit de la mer) mais aussi pour le respect de "propriétés" plus dématérialisées (avec l'attribution à chaque pays de quotas de canaux de télévision par satellite) ou encore en vue de la préservation des équilibres écologiques ou météorologiques de la planète (de la Convention sur la pollution en Méditerranée à l'interdiction de certains tirs nucléaires). Et avec le développement de la complexité, de la dématérialisation, des aspirations, tout laisse penser que ce concept de propriété s'affaiblira encore en se complexifiant davantage, en raison de l'organisation croissante des sociétés - et qu'inversement, l'organisation des sociétés sera modifiée par cet affaiblissement...



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