Insécurité,
chômage, pollutions, guerre économique, crise
des valeurs... De vrais enjeux sont souvent cachés
par de faux défis qui nous abusent... Saucissonner
des questions liées empêche la vue d'ensemble,
fausse l'analyse et induit des actions incohérentes...
[Voir résumé] |
Simone Signoret affirme que "la nostalgie n'est plus ce
qu'elle était". Serait-ce alors la mélancolie
qui assaille ceux qui se penchent vers "l'âge d'or"
des 25 ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans les
pays industrialisés ? Ce passé, pourtant récent,
leur semble loin. Et irrémédiablement révolu.
Jamais la croissance économique n'avait
été si forte pendant si longtemps dans une si
grande partie du monde. Les rapides progrès de la technologie
promettaient des merveilles. Le niveau de vie augmentait sans
cesse et de nouveaux besoins étaient chaque jour satisfaits.
Intervenant de façon accrue dans la vie économique
et sociale, "l'Etat-Providence" apparaissait plutôt
comme un élément de saine régulation...
L'optimisme et la confiance devant l'avenir étaient de
rigueur.
Aujourd'hui, on est plus riche qu'en 1960. La
technologie est mieux maîtrisée et encore plus
performante. Les Etats n'ont jamais été si bien
équipés pour "réguler" l'activité
économique et sociale. Pourtant, le pessimisme et le
désarroi l'emportent.
L'homme semblait dominer de mieux en mieux son
environnement, mais voilà que, subitement, la fatalité
paraît prendre le dessus. Les problèmes se multiplient
et paraissent insolubles. Le terrorisme relèverait de
la fatalité au même titre que le chômage,
la guerre, les accidents d'automobile... Le doute s'installe.
Ainsi, à en croire les sondages, même lorsque l'opinion
publique "fait confiance" aux responsables (politiques,
économiques ou autres), elle est sceptique quant à
leur aptitude à résoudre ces problèmes.
Alors, en cette fin de millénaire, les interprétations
alarmistes des prophéties de Nostradamus remportent un
considérable succès de librairie...
Désarroi
Tout
se tient
Faux
défis, vrais enjeux
Désarroi
Entre l'incertitude et l'inquiétude, le
désarroi prend toutes les formes possibles et trouve
de nombreux champs d'expression. En particulier, le sentiment
d'insécurité s'accroît : la sécurité
collective paraît menacée par la course aux armements
et les conflits, ouverts ou larvés ; la sécurité
individuelle, par des risques aussi divers que la criminalité
ou le chômage.
Un reportage du côté du Café
du Commerce nous apprendrait que ce désarroi affecte
chacun à plus d'un titre. Sa vie quotidienne est bouleversée.
Par l'évolution des consommations, certes, mais plus
profondément par l'évolution des valeurs qui sous-tendent
la vie familiale, la vie professionnelle, les loisirs, la vie
associative, culturelle ou civique. Ainsi, en tant que parents,
quelle attitude adopter face à la drogue à l'école
? Quelle orientation scolaire choisir dans un monde aussi complexe,
changeant, incertain ? Parents et enfants se comprendraient
de plus en plus difficilement et l'on parle de crise d'autorité
et de "démission" des parents, ou même
de crise des valeurs, avec la contestation de la société
par les jeunes. Faut-il trouver dans de telles difficultés
une explication au déclin de la natalité dans
la plupart des pays industrialisés ? Cette dénatalité
elle-même n'est pas sans conséquences à
terme sur leur "moral" : les sociétés
vieillissantes sont davantage enclines à se tourner vers
le culte d'un passé idyllique que vers l'imagination
et la construction d'un avenir différent.
Or, de l'imagination, il en faut, face à
ces causes de désarroi qui se manifestent sous la forme
de questions "insolubles" dont est chaque jour abreuvé
le téléspectateur ou le lecteur de journaux. Car
il est surinformé, mais il ne maîtrise pas cette
masse d'informations déroutantes. On lui parle en effet
de problèmes tels que [rappelons
que ce texte a été rédigé en 1982
!] :
Inutile de multiplier les exemples, il suffit
d'ouvrir un quotidien ! De même, on pourrait énumérer
bien d'autres sources de désarroi, à partir d'autres
types de perceptions. Celle de la mise en cause de l'éducation
et de la formation, qui ne sont plus définitivement acquises
mais deviennent permanentes. Ou celle de la mutation du travail,
tant dans ses bases matérielles avec l'irruption massive
de la technologie, que dans sa dimension sociale, avec notamment
la redéfinition des rapports hiérarchiques ou
du temps et autres conditions de travail.
On pourrait tout aussi bien évoquer des
cas "d'acteurs" déroutés. C'est le chef
d'entreprise, écartelé entre de multiples exigences
et contraintes qui souvent le dépassent, voire lui paraissent
contradictoires. Elles sont d'ordre interne, comme les changements
dans les rapports sociaux et les relations d'autorité
qu'il vit au sein de son entreprise. Ou d'origine externe, depuis
l'augmentation du poids des réglementations et interventions
publiques, jusqu'aux effets d'une compétition acharnée
qui change la nature de ses contacts avec ses clients et fournisseurs.
De même, on pourrait penser au corps médical,
qui constate que, malgré les progrès de la médecine,
de nouvelles maladies se développent (parmi lesquelles
des maladies de civilisation sur lesquelles il a particulièrement
peu de prise). L'écologiste, qui observe et dénonce
les nuisances de la société industrielle, trouve
autour de lui confirmations et approbations de ses idées
; mais il constate que les faits générateurs subsistent,
même si leurs conséquences néfastes sont
quotidiennement mises en évidence et dénoncées.
Que dire du militaire, entraîné et préparé
dans la perspective de certains types d'affrontements (ou non-affrontements),
qui, lorsqu'il doit intervenir, rencontre des "configurations"
tout à fait différentes ? Ou de l'ecclésiastique
qui, devant ces diverses formes de désarroi, observe
un retour de la spiritualité ou au moins la prise en
compte de l'irrationnel, mais remarque que les églises
continuent à se vider ? Ou des artistes, des responsables
syndicaux, des épargnants, des commerçants...
et plus généralement des personnes qui doivent
aborder le long terme avec des concepts et moyens élaborés
pour le court terme...
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Tout
se tient
Ces problèmes sont déroutants, principalement
parce qu'aucune réponse simple et directe ne peut leur
être apportée. Oserait-on encore aujourd'hui prétendre
résoudre le difficile problème du chômage
grâce à des remèdes-miracles ? Les "il
n'y a qu'à" sont nombreux : interdire les licenciements
; obliger les entreprises à embaucher ; leur donner de
l'argent pour les y aider, au lieu de verser des indemnités
aux chômeurs qui ne produisent rien ; recruter davantage
de fonctionnaires ou de salariés des entreprises publiques
; réduire la durée du travail ; abaisser l'âge
de la retraite et allonger la durée des études
; renvoyer chez eux les travailleurs immigrés ; augmenter
la croissance de l'économie nationale ; accepter un peu
d'inflation ; protéger les entreprises du pays contre
l'invasion des produits étrangers... L'ancien Commissaire
au Plan français a réglé leur compte à
ces solutions simplistes (M. Albert, p. 57 s.). On connaît
le célèbre "théorème"
selon lequel l'emploi est lié à la croissance
; la croissance est liée à l'équilibre
extérieur ; l'équilibre extérieur est lié
à l'adaptation de l'industrie...
En d'autres termes, tout se tient. Et il n'est
pas facile de trouver une réponse pour chaque
problème pris isolément. Ainsi, l'adaptation de
l'industrie passe par des progrès de productivité.
C'est-à-dire par la suppression (aujourd'hui) de certains
emplois pour créer (demain) d'autres emplois. Ce qui,
en période de fort chômage, est difficilement compatible
avec les aspirations sociales.
L'échec
des réponses simplificatrices nous renseigne sur les
limites des approches idéologiques - dont les bases conceptuelles
commencent d'ailleurs à dater. Marx a publié Le
Capital en 1867 et Tocqueville sa Bible libérale
en 1835-50. Le monde aurait-il évolué plus vite
que les idéologies ? Qu'ils soient de "droite"
ou de "gauche", nombre d'hommes politiques ont fait
l'expérience de ces limites au cours des dernières
années, dans les pays où l'alternance politique
a joué (dans un sens ou dans l'autre). Etant dans l'opposition,
ils pouvaient dénoncer les méthodes de lutte contre
le chômage employées par le gouvernement de l'époque.
Ayant accédé au pouvoir, ils découvrent
rapidement que leurs propres recettes sont tout aussi inefficaces.
Pourtant, elles sont [parfois] à l'opposé de celles
de leurs prédécesseurs, dans leur inspiration
et/ou leurs modalités. D'où, là encore,
désarroi.
Fatalité ? Peut-être faut-il plutôt
se demander si le problème était bien posé.
On s'efforcera de montrer, au long de ce livre, que les "turbulences"
actuelles ne relèvent d'aucune fatalité, mais
proviennent, pour une large part, de la façon dont nos
sociétés abordent les grands problèmes
du moment.
Plus précisément, ayant eu pendant longtemps à
traiter essentiellement des problèmes quantitatifs et
spécialisés, nous sommes habitués aux
approches quantitatives et spécialisées - qui
ne sont plus adaptées à des problèmes devenus
qualitatifs et globaux. Affronter de nouveaux problèmes
avec de vieux concepts ne permet pas de trouver facilement
des réponses adaptées. Car la complexité
est devenue une caractéristique majeure de nos sociétés.
On le sait, on le constate, on le reconnaît. Mais on n'en
tire pas les conséquences quant aux orientations de l'action.
Un exemple très simplifié, pris
entre des milliers de possibilités, peut éclairer
partiellement cette affirmation. Un objectif quantitatif et
spécialisé pourrait être d'allonger la vie
humaine. Pour cela, "il n'y a qu'à" accroître
les efforts de recherche dans le domaine de la santé,
augmenter les effectifs médicaux et autres dépenses
hospitalières : on sait que des progrès seraient
certains dans les transplantations cardiaques ou la lutte contre
le cancer. Mais un autre objectif quantitatif et spécialisé
consiste à essayer de maîtriser les dépenses
de santé. Comment concilier les deux ? On pourrait envisager
un autre objectif, tel que l'avancement de l'âge de la
retraite. Ce qui revient à augmenter le poids des inactifs
(qui reçoivent). et diminuer celui des actifs (qui cotisent).
L'allongement de la vie humaine serait alors "néfaste",
car il accentuerait les difficultés financières
des régimes de retraite et de sécurité
sociale...
On pourrait facilement prolonger un tel exercice.
Il fait apparaître davantage d'absurdité
que de fatalité. Car, comme l'a écrit Albert Camus
dans Le Mythe de Sisyphe, "ce divorce entre l'homme
et la vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le
sentiment de l'absurdité". Il paraît illusoire
de chercher des solutions isolées à des problèmes
artificiellement coupés de leur contexte. Dans ces
conditions, ne convient-il pas de réfléchir davantage
aux finalités de l'action et de situer chaque interrogation
dans son environnement ?
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Faux
défis, vrais enjeux
Ce double effort de réflexion sur
les finalités et de prise en compte de l'environnement
ne peut aboutir sans également une meilleure connaissance
de la réalité des situations. Car, trop souvent,
du fait d'une vision partielle et/ou erronée, on se laisse
abuser par de faux défis et l'on passe à côté
des véritables enjeux.
Dans l'ordre international, deux faux défis
dominent : la guerre économique et le dialogue Nord-Sud.
La première est un risque, le second un moyen nécessaire.
Ils ne constituent pas en eux-mêmes des objectifs.
La guerre est un jeu à somme nulle -
et même, en fait, à somme négative, par
les destructions qu'elle entraîne. Admettre que nous sommes
en situation de guerre économique supposerait que les
différents combattants cherchent à accroître
au détriment des autres leur part relative d'un "gâteau"
donné. Or, la compétition internationale n'empêche
pas ce gâteau de grandir, car elle donne une large place
aux échanges. Heureusement, car leur développement
est un facteur essentiel d'augmentation de la prospérité
générale et une forme d'assurance contre toutes
sortes d'impérialismes. Le véritable enjeu consiste
donc d'abord à refuser l'hypothèse d'une guerre
économique entre adversaires, au profit d'une compétition
entre partenaires, en vue d'un but commun, dans un monde ouvert.
Plutôt que l'amélioration d'une
position relative (consistant à être le moins mal
placé sur un champ de bataille... ou sur un champ dé
ruines), ce but commun n'est-il pas l'amélioration du
"bien-être" au profit du plus grand nombre ?
Un tel objectif serait-il aujourd'hui perdu de vue ? On pourrait
le penser en observant la guerre de l'acier entre les
Etats-Unis et l'Europe, la guerre de l'électronique
à laquelle se livrent le Japon et ses "partenaires"
(adversaires ?) occidentaux, etc. Garder cet objectif en vue
suppose certainement d'autres types de relations. Qui impliqueraient
notamment, entre pays attachés à une civilisation
de la personne, une élévation des niveaux d'organisation,
compatible avec le maintien de la compétition, pour conserver
les avantages de la concurrence. Car "les notions d'échanges
et d'actions en commun conduisent à de bien meilleurs
résultats pour chacun et pour tous" (M. Drancourt,
p. 300).
Quant au dialogue Nord-Sud, dialogue entre
riches et pauvres, ce n'est pas une fin en soi. Le meilleur
partenaire pour un pays riche et prospère est un pays
riche et prospère. Même lorsqu'il dispose de ressources
naturelles, le Tiers-Monde n'est pas riche au sens où
nous l'entendons. Mais il est riche d'hommes désireux
de progrès, donc riche de potentialités de développement
et de valeurs culturelles. Il nous faut admettre la réalité
de cette richesse et la prendre en compte dans notre façon
d'aborder le dialogue. Au lieu d'essayer d'imposer nos propres
produits, modèles de développement et valeurs
culturelles. Ou, ce qui revient au même, de proposer des
modèles de développement "spécifiques"...
élaborés en fonction de nos propres critères.
L'Europe a ouvert la voie et a su innover dans la coopération
(et non le seul dialogue) entre le Nord et le Sud. On assiste
aujourd'hui à un certain essoufflement de cette coopération.
Or, le besoin est plus grand que jamais, tant pour le Nord que
pour le Sud. On verra que de nouvelles opportunités se
présentent actuellement, à commencer par celles
qu'offrent certains progrès technologiques. Toutefois
peut-on saisir ces possibilités si l'on n'envisage pas
différemment la réalité des relations Nord-Sud
?
Dans l'ordre interne, le principal faux défi
concerne l'emploi. Il est d'ailleurs étroitement lié
aux enjeux internationaux, par l'intermédiaire de l'impératif
de compétitivité industrielle des entreprises.
De même que la guerre économique, le chômage
constitue en réalité un risque. Risque réel
et très présent, risque majeur puisqu'il porte
des germes de déstabilisation de la société,
risque inacceptable, notamment par sa dimension individuelle
qui peut être dramatique. Mais, là encore, l'enjeu
se situe à un autre niveau. D'abord parce que l'emploi
n'est qu'un aspect d'une question plus vaste, qui est celle
du travail ; il doit être considéré non
seulement en tant qu'activité, mais aussi dans sa dimension
culturelle. Ensuite, parce que l'emploi, en tant qu'activité,
n'est pas une fin, mais un moyen, au service d'un véritable
objectif qui est la création de "richesses"
(matérielles ou immatérielles).
Ce n'est certes pas la première fois
dans l'Histoire qu'on se laisse abuser par ce faux défi.
Ainsi, dès le IIIè siècle, comme Dioclétien
faisait construire un temple, un ingénieur lui proposa
une machine (des treuils et des poulies, sans doute) capable
de soulever et de dresser les colonnes, travail qui exigeait
de nombreux travailleurs. L'empereur a refusé, répondant
à l'ingénieur : "Laisse-moi nourrir le petit
peuple". Dans cette réponse, "nous trouvons
ramassées l'opinion traditionnelle et contemporaine,
ainsi que, combien plus discrète, l'objection possible
: non seulement l'adoption de la machine n'aurait en rien diminué
la quantité de grains existant dans l'Empire (donc la
possibilité de nourrir les hommes éliminés),
mais, libérant des bras, elle aurait permis d'augmenter
cette quantité. Seulement, cette solution supposait de
délicats transferts" (A. Sauvy, p. 10)... et, plus
fondamentalement encore, elle appelait une réflexion
sur les finalités de l'action : la réponse de
Dioclétien implique que le travail était considéré
comme une fin en soi, plus importante que la création
de richesses ou de bien-être.
La mise en accusation de la technologie ne se
limite pas aux relations entre la machine et le chômage.
Et, si ce faux défi n'est pas nouveau, il devient particulièrement
grave avec l'importance qu'a prise la technologie dans nos sociétés.