www.algoric.eu > livres > Mutation 2000, le tournant de la civilisation Résumé + liens . Résumé court . Plan . Presse .
-> Mutation 2000...Un livre de Jean-Pierre Quentin, Le Hameau, Paris, 1982 (texte intégral)

Notre siècle, en face du XIXè siècle,
semble une renaissance de la Fatalité
André MALRAUX


Chap. 1 - FATALITE OU ABSURDITE


Insécurité, chômage, pollutions, guerre économique, crise des valeurs... De vrais enjeux sont souvent cachés par de faux défis qui nous abusent... Saucissonner des questions liées empêche la vue d'ensemble, fausse l'analyse et induit des actions incohérentes... [Voir résumé]


Simone Signoret affirme que "la nostalgie n'est plus ce qu'elle était". Serait-ce alors la mélancolie qui assaille ceux qui se penchent vers "l'âge d'or" des 25 ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans les pays industrialisés ? Ce passé, pourtant récent, leur semble loin. Et irrémédiablement révolu.

Jamais la croissance économique n'avait été si forte pendant si longtemps dans une si grande partie du monde. Les rapides progrès de la technologie promettaient des merveilles. Le niveau de vie augmentait sans cesse et de nouveaux besoins étaient chaque jour satisfaits. Intervenant de façon accrue dans la vie économique et sociale, "l'Etat-Providence" apparaissait plutôt comme un élément de saine régulation... L'optimisme et la confiance devant l'avenir étaient de rigueur.

Aujourd'hui, on est plus riche qu'en 1960. La technologie est mieux maîtrisée et encore plus performante. Les Etats n'ont jamais été si bien équipés pour "réguler" l'activité économique et sociale. Pourtant, le pessimisme et le désarroi l'emportent.

L'homme semblait dominer de mieux en mieux son environnement, mais voilà que, subitement, la fatalité paraît prendre le dessus. Les problèmes se multiplient et paraissent insolubles. Le terrorisme relèverait de la fatalité au même titre que le chômage, la guerre, les accidents d'automobile... Le doute s'installe. Ainsi, à en croire les sondages, même lorsque l'opinion publique "fait confiance" aux responsables (politiques, économiques ou autres), elle est sceptique quant à leur aptitude à résoudre ces problèmes. Alors, en cette fin de millénaire, les interprétations alarmistes des prophéties de Nostradamus remportent un considérable succès de librairie...

-> DésarroiDésarroi
-> Tout se tientTout se tient
-> Faux défis, vrais enjeuxFaux défis, vrais enjeux


Haut de la page Suite

Désarroi

Entre l'incertitude et l'inquiétude, le désarroi prend toutes les formes possibles et trouve de nombreux champs d'expression. En particulier, le sentiment d'insécurité s'accroît : la sécurité collective paraît menacée par la course aux armements et les conflits, ouverts ou larvés ; la sécurité individuelle, par des risques aussi divers que la criminalité ou le chômage.

Un reportage du côté du Café du Commerce nous apprendrait que ce désarroi affecte chacun à plus d'un titre. Sa vie quotidienne est bouleversée. Par l'évolution des consommations, certes, mais plus profondément par l'évolution des valeurs qui sous-tendent la vie familiale, la vie professionnelle, les loisirs, la vie associative, culturelle ou civique. Ainsi, en tant que parents, quelle attitude adopter face à la drogue à l'école ? Quelle orientation scolaire choisir dans un monde aussi complexe, changeant, incertain ? Parents et enfants se comprendraient de plus en plus difficilement et l'on parle de crise d'autorité et de "démission" des parents, ou même de crise des valeurs, avec la contestation de la société par les jeunes. Faut-il trouver dans de telles difficultés une explication au déclin de la natalité dans la plupart des pays industrialisés ? Cette dénatalité elle-même n'est pas sans conséquences à terme sur leur "moral" : les sociétés vieillissantes sont davantage enclines à se tourner vers le culte d'un passé idyllique que vers l'imagination et la construction d'un avenir différent.

Or, de l'imagination, il en faut, face à ces causes de désarroi qui se manifestent sous la forme de questions "insolubles" dont est chaque jour abreuvé le téléspectateur ou le lecteur de journaux. Car il est surinformé, mais il ne maîtrise pas cette masse d'informations déroutantes. On lui parle en effet de problèmes tels que [rappelons que ce texte a été rédigé en 1982 !] :

  • la stagflation, coexistence d'une croissance ralentie et d'une forte inflation (alors qu'on pensait que subir l'une nous préservait de l'autre) ;

  • la montée continue du chômage avec, quand même, la poursuite d'importants gains de productivité (contrairement à leur traditionnel ralentissement. en période de fort chômage) ;

  • le développement de l'économie "informelle" ou "parallèle", du bricolage aux activités "souterraines" comme le travail noir (malgré l'organisation croissante de l'économie) ;

  • la croissance brutale et non maîtrisée des dépenses publiques, qu'il s'agisse du budget de l'Etat ou du budget social de la Nation (mais on accuse les pouvoirs publics de ne pas "en faire assez") ;

  • les chocs pétroliers en dents de scie, alternant pénurie et abondance, prix croissants et - parfois - en diminution ;

  • l'internationalisation des phénomènes (industrie, communication, loisirs, pollution, etc.) et l'accroissement corrélatif de l'interdépendance internationale - sans réelle internationalisation des "réponses" (de la concurrence exacerbée entre pays industrialisés aux rapports Nord/Sud) ;

  • la pauvreté absolue, dans une grande partie du monde ou dans certaines catégories sociales, voisinant avec des excédents agricoles et autres gaspillages...

Inutile de multiplier les exemples, il suffit d'ouvrir un quotidien ! De même, on pourrait énumérer bien d'autres sources de désarroi, à partir d'autres types de perceptions. Celle de la mise en cause de l'éducation et de la formation, qui ne sont plus définitivement acquises mais deviennent permanentes. Ou celle de la mutation du travail, tant dans ses bases matérielles avec l'irruption massive de la technologie, que dans sa dimension sociale, avec notamment la redéfinition des rapports hiérarchiques ou du temps et autres conditions de travail.

On pourrait tout aussi bien évoquer des cas "d'acteurs" déroutés. C'est le chef d'entreprise, écartelé entre de multiples exigences et contraintes qui souvent le dépassent, voire lui paraissent contradictoires. Elles sont d'ordre interne, comme les changements dans les rapports sociaux et les relations d'autorité qu'il vit au sein de son entreprise. Ou d'origine externe, depuis l'augmentation du poids des réglementations et interventions publiques, jusqu'aux effets d'une compétition acharnée qui change la nature de ses contacts avec ses clients et fournisseurs.

De même, on pourrait penser au corps médical, qui constate que, malgré les progrès de la médecine, de nouvelles maladies se développent (parmi lesquelles des maladies de civilisation sur lesquelles il a particulièrement peu de prise). L'écologiste, qui observe et dénonce les nuisances de la société industrielle, trouve autour de lui confirmations et approbations de ses idées ; mais il constate que les faits générateurs subsistent, même si leurs conséquences néfastes sont quotidiennement mises en évidence et dénoncées. Que dire du militaire, entraîné et préparé dans la perspective de certains types d'affrontements (ou non-affrontements), qui, lorsqu'il doit intervenir, rencontre des "configurations" tout à fait différentes ? Ou de l'ecclésiastique qui, devant ces diverses formes de désarroi, observe un retour de la spiritualité ou au moins la prise en compte de l'irrationnel, mais remarque que les églises continuent à se vider ? Ou des artistes, des responsables syndicaux, des épargnants, des commerçants... et plus généralement des personnes qui doivent aborder le long terme avec des concepts et moyens élaborés pour le court terme...


Haut de la page Suite

Tout se tient

Ces problèmes sont déroutants, principalement parce qu'aucune réponse simple et directe ne peut leur être apportée. Oserait-on encore aujourd'hui prétendre résoudre le difficile problème du chômage grâce à des remèdes-miracles ? Les "il n'y a qu'à" sont nombreux : interdire les licenciements ; obliger les entreprises à embaucher ; leur donner de l'argent pour les y aider, au lieu de verser des indemnités aux chômeurs qui ne produisent rien ; recruter davantage de fonctionnaires ou de salariés des entreprises publiques ; réduire la durée du travail ; abaisser l'âge de la retraite et allonger la durée des études ; renvoyer chez eux les travailleurs immigrés ; augmenter la croissance de l'économie nationale ; accepter un peu d'inflation ; protéger les entreprises du pays contre l'invasion des produits étrangers... L'ancien Commissaire au Plan français a réglé leur compte à ces solutions simplistes (M. Albert, p. 57 s.). On connaît le célèbre "théorème" selon lequel l'emploi est lié à la croissance ; la croissance est liée à l'équilibre extérieur ; l'équilibre extérieur est lié à l'adaptation de l'industrie...

En d'autres termes, tout se tient. Et il n'est pas facile de trouver une réponse pour chaque problème pris isolément. Ainsi, l'adaptation de l'industrie passe par des progrès de productivité. C'est-à-dire par la suppression (aujourd'hui) de certains emplois pour créer (demain) d'autres emplois. Ce qui, en période de fort chômage, est difficilement compatible avec les aspirations sociales.

-> nous vivons sur un stock d'idées développées au XIXè siècle...L'échec des réponses simplificatrices nous renseigne sur les limites des approches idéologiques - dont les bases conceptuelles commencent d'ailleurs à dater. Marx a publié Le Capital en 1867 et Tocqueville sa Bible libérale en 1835-50. Le monde aurait-il évolué plus vite que les idéologies ? Qu'ils soient de "droite" ou de "gauche", nombre d'hommes politiques ont fait l'expérience de ces limites au cours des dernières années, dans les pays où l'alternance politique a joué (dans un sens ou dans l'autre). Etant dans l'opposition, ils pouvaient dénoncer les méthodes de lutte contre le chômage employées par le gouvernement de l'époque. Ayant accédé au pouvoir, ils découvrent rapidement que leurs propres recettes sont tout aussi inefficaces. Pourtant, elles sont [parfois] à l'opposé de celles de leurs prédécesseurs, dans leur inspiration et/ou leurs modalités. D'où, là encore, désarroi.

Fatalité ? Peut-être faut-il plutôt se demander si le problème était bien posé. On s'efforcera de montrer, au long de ce livre, que les "turbulences" actuelles ne relèvent d'aucune fatalité, mais proviennent, pour une large part, de la façon dont nos sociétés abordent les grands problèmes du moment.

Plus précisément, ayant eu pendant longtemps à traiter essentiellement des problèmes quantitatifs et spécialisés, nous sommes habitués aux approches quantitatives et spécialisées - qui ne sont plus adaptées à des problèmes devenus qualitatifs et globaux. Affronter de nouveaux problèmes avec de vieux concepts ne permet pas de trouver facilement des réponses adaptées. Car la complexité est devenue une caractéristique majeure de nos sociétés. On le sait, on le constate, on le reconnaît. Mais on n'en tire pas les conséquences quant aux orientations de l'action.

Un exemple très simplifié, pris entre des milliers de possibilités, peut éclairer partiellement cette affirmation. Un objectif quantitatif et spécialisé pourrait être d'allonger la vie humaine. Pour cela, "il n'y a qu'à" accroître les efforts de recherche dans le domaine de la santé, augmenter les effectifs médicaux et autres dépenses hospitalières : on sait que des progrès seraient certains dans les transplantations cardiaques ou la lutte contre le cancer. Mais un autre objectif quantitatif et spécialisé consiste à essayer de maîtriser les dépenses de santé. Comment concilier les deux ? On pourrait envisager un autre objectif, tel que l'avancement de l'âge de la retraite. Ce qui revient à augmenter le poids des inactifs (qui reçoivent). et diminuer celui des actifs (qui cotisent). L'allongement de la vie humaine serait alors "néfaste", car il accentuerait les difficultés financières des régimes de retraite et de sécurité sociale...

Enjeux, confusions, irish coffee...
On pourrait facilement prolonger un tel exercice. Il fait apparaître davantage d'absurdité que de fatalité. Car, comme l'a écrit Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, "ce divorce entre l'homme et la vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité". Il paraît illusoire de chercher des solutions isolées à des problèmes artificiellement coupés de leur contexte. Dans ces conditions, ne convient-il pas de réfléchir davantage aux finalités de l'action et de situer chaque interrogation dans son environnement ?


Haut de la page Suite

Faux défis, vrais enjeux

Ce double effort de réflexion sur les finalités et de prise en compte de l'environnement ne peut aboutir sans également une meilleure connaissance de la réalité des situations. Car, trop souvent, du fait d'une vision partielle et/ou erronée, on se laisse abuser par de faux défis et l'on passe à côté des véritables enjeux.

Dans l'ordre international, deux faux défis dominent : la guerre économique et le dialogue Nord-Sud. La première est un risque, le second un moyen nécessaire. Ils ne constituent pas en eux-mêmes des objectifs.

La guerre est un jeu à somme nulle - et même, en fait, à somme négative, par les destructions qu'elle entraîne. Admettre que nous sommes en situation de guerre économique supposerait que les différents combattants cherchent à accroître au détriment des autres leur part relative d'un "gâteau" donné. Or, la compétition internationale n'empêche pas ce gâteau de grandir, car elle donne une large place aux échanges. Heureusement, car leur développement est un facteur essentiel d'augmentation de la prospérité générale et une forme d'assurance contre toutes sortes d'impérialismes. Le véritable enjeu consiste donc d'abord à refuser l'hypothèse d'une guerre économique entre adversaires, au profit d'une compétition entre partenaires, en vue d'un but commun, dans un monde ouvert.

Plutôt que l'amélioration d'une position relative (consistant à être le moins mal placé sur un champ de bataille... ou sur un champ dé ruines), ce but commun n'est-il pas l'amélioration du "bien-être" au profit du plus grand nombre ? Un tel objectif serait-il aujourd'hui perdu de vue ? On pourrait le penser en observant la guerre de l'acier entre les Etats-Unis et l'Europe, la guerre de l'électronique à laquelle se livrent le Japon et ses "partenaires" (adversaires ?) occidentaux, etc. Garder cet objectif en vue suppose certainement d'autres types de relations. Qui impliqueraient notamment, entre pays attachés à une civilisation de la personne, une élévation des niveaux d'organisation, compatible avec le maintien de la compétition, pour conserver les avantages de la concurrence. Car "les notions d'échanges et d'actions en commun conduisent à de bien meilleurs résultats pour chacun et pour tous" (M. Drancourt, p. 300).

Quant au dialogue Nord-Sud, dialogue entre riches et pauvres, ce n'est pas une fin en soi. Le meilleur partenaire pour un pays riche et prospère est un pays riche et prospère. Même lorsqu'il dispose de ressources naturelles, le Tiers-Monde n'est pas riche au sens où nous l'entendons. Mais il est riche d'hommes désireux de progrès, donc riche de potentialités de développement et de valeurs culturelles. Il nous faut admettre la réalité de cette richesse et la prendre en compte dans notre façon d'aborder le dialogue. Au lieu d'essayer d'imposer nos propres produits, modèles de développement et valeurs culturelles. Ou, ce qui revient au même, de proposer des modèles de développement "spécifiques"... élaborés en fonction de nos propres critères. L'Europe a ouvert la voie et a su innover dans la coopération (et non le seul dialogue) entre le Nord et le Sud. On assiste aujourd'hui à un certain essoufflement de cette coopération. Or, le besoin est plus grand que jamais, tant pour le Nord que pour le Sud. On verra que de nouvelles opportunités se présentent actuellement, à commencer par celles qu'offrent certains progrès technologiques. Toutefois peut-on saisir ces possibilités si l'on n'envisage pas différemment la réalité des relations Nord-Sud ?

Dans l'ordre interne, le principal faux défi concerne l'emploi. Il est d'ailleurs étroitement lié aux enjeux internationaux, par l'intermédiaire de l'impératif de compétitivité industrielle des entreprises. De même que la guerre économique, le chômage constitue en réalité un risque. Risque réel et très présent, risque majeur puisqu'il porte des germes de déstabilisation de la société, risque inacceptable, notamment par sa dimension individuelle qui peut être dramatique. Mais, là encore, l'enjeu se situe à un autre niveau. D'abord parce que l'emploi n'est qu'un aspect d'une question plus vaste, qui est celle du travail ; il doit être considéré non seulement en tant qu'activité, mais aussi dans sa dimension culturelle. Ensuite, parce que l'emploi, en tant qu'activité, n'est pas une fin, mais un moyen, au service d'un véritable objectif qui est la création de "richesses" (matérielles ou immatérielles).

Ce n'est certes pas la première fois dans l'Histoire qu'on se laisse abuser par ce faux défi. Ainsi, dès le IIIè siècle, comme Dioclétien faisait construire un temple, un ingénieur lui proposa une machine (des treuils et des poulies, sans doute) capable de soulever et de dresser les colonnes, travail qui exigeait de nombreux travailleurs. L'empereur a refusé, répondant à l'ingénieur : "Laisse-moi nourrir le petit peuple". Dans cette réponse, "nous trouvons ramassées l'opinion traditionnelle et contemporaine, ainsi que, combien plus discrète, l'objection possible : non seulement l'adoption de la machine n'aurait en rien diminué la quantité de grains existant dans l'Empire (donc la possibilité de nourrir les hommes éliminés), mais, libérant des bras, elle aurait permis d'augmenter cette quantité. Seulement, cette solution supposait de délicats transferts" (A. Sauvy, p. 10)... et, plus fondamentalement encore, elle appelait une réflexion sur les finalités de l'action : la réponse de Dioclétien implique que le travail était considéré comme une fin en soi, plus importante que la création de richesses ou de bien-être.

La mise en accusation de la technologie ne se limite pas aux relations entre la machine et le chômage. Et, si ce faux défi n'est pas nouveau, il devient particulièrement grave avec l'importance qu'a prise la technologie dans nos sociétés.



Haut de la page Suite

-> 25 ans, le bel âge !  ...








-> accueil... -> Accueil algoric.com... -> Accueil algoric.eu... -> Accueil algoric... -> Le plan du site... -> La Molécule... -> L'Abécédaire... -> L'imagier... -> Les épigraphes...

(c) Jean-Pierre Quentin . www.algoric.com . www.algoric.eu