Au
beau milieu de l'après-midi, l'hôtesse voulut déposer
sur les genoux des passagers D 17 et E 17 des plateaux repas composés
d'une ragougnasse bouillante aux nouilles phosphorescentes sous papier
métallisé, d'un fromage en cirage rouge, d'un petit
pain rond presque décongelé et d'un baba spongieux sans
rhum. Le RP Philippe-Victoire de La Taranday et M. Barthélemy
voyageaient, en effet, sur Air France, compagnie nationale d'un pays
à la réputation gastronomique si établie qu'elle
ne jugeait pas nécessaire de l'entretenir ; l'horaire ne correspondait
d'ailleurs à aucune heure connue de repas chaud en Europe,
de l'Atlantique à l'Oural. Malgré cela, l'avion se remplit
peu à peu d'une odeur de cantine douteuse, car il était
hors de question que les passagers laissassent passer cette manne
infâme, même s'ils n'avaient pas faim, puisqu'elle était
comprise dans le prix de leur billet et qu'ils y avaient droit. (...)
M. Barthélemy se laissait glisser à d'amusantes digressions
philologiques inspirées par la phrase de l'hôtesse :
«Prenez garde à une éventuelle
chute d'objets lors de l'ouverture des coffres à bagages».
Ce «Prenez garde» à la place de «Faites attention»
l'enchantait, tout autant que son complément «l'éventuelle
chute d'objets», puisqu'il était évident que c'était
à sa tête que chacun devait veiller, et non point à
cette putative averse de bagages. II se demandait quelle cellule technocratique
avait mis au point ce patagon très snob, d'une complexité
si étrangère au génie de la langue, et qui faisait
autorité sur tous les vols. Le jésuite le rassura en
lui expliquant que l'anglais que parlaient les hôtesses était
tout aussi inintelligible aux anglophones. Ces paroles n'étaient
pas plus destinées à être comprises que les repas
dégustés ; tout cela faisait partie d'une manuvre
de déracinement du voyageur, sans doute pour alléger
les avions.
Alix
de Saint-André, Papa est au Panthéon, Gallimard
2001 -> technoguimauve...
Voir aussi :
Attention au chien !
Apologie de l'irish coffee
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