- Jean-Pierre QUENTIN, pourquoi ce "boom" du lobbyisme à la veille
du Grand Marché européen ?
Le rôle croissant joué par la CEE explique largement ce phénomène,
qui ne se limite pas à l'Europe : on constate la même chose en direction
des collectivités territoriales, en raison notamment des lois de
décentralisation, ainsi qu'en direction des Pouvoirs publics nationaux
eux-mêmes. Plus généralement, le lobbyisme est une réponse à des
évolutions majeures telles que l'internationalisation et la complexité
croissantes des affaires ; dans certains pays, à commencer par la
France, la rapidité de son essor a été amplifiée par le retard accumulé
du fait de traditions dirigistes - et catalysée par l'alternance
politique. Plus fondamentalement encore, cet essor s'explique par
l'évolution du Pouvoir
telle que l'a décrite Toffler : après la
force (forme primaire de pouvoir : menace, sanction négative)
puis l'argent (forme
plus évoluée qui ajoutait la récompense), le pouvoir réside aujourd'hui
dans "le savoir", l'information, la
matière grise... C'est beaucoup plus complexe, subtil et
délicat à manager - et ceci explique
que la communication en général, le lobbyisme en particulier, soient
des tendances lourdes et non des modes passagères ! Actuellement,
c'est en effet au niveau européen que ce "boom" est le plus manifeste,
car les entreprises ont bien vu que "Bruxelles" prenait de plus
en plus de décisions les concernant (collectivement, mais aussi
individuellement) et ont compris la nécessité d'agir à ce niveau.
- Cette technocratie bruxelloise semble assez inaccessible !
Il faut distinguer le système, assez "inaccessible" au
sens où il est déroutant pour les non-initiés, des acteurs,
très "accessibles" au sens où l'on établit très facilement le contact
avec eux. Montesquieu, qui nous a familiarisés avec la séparation
des Pouvoirs serait effaré devant ce système où l'Exécutif est bicéphale,
exerce l'essentiel des prérogatives du Législatif - tout en en transférant
une partie au Judiciaire... Pour s'y retrouver, il faut un minimum
de connaissance des "lois" européennes (règlements, directives...)
et de leur processus de fabrication. Par contre, lorsqu'on connaît
et comprend ces mécanismes de base, on réalise non seulement qu'il
est facile de s'y insérer, mais surtout qu'il est nécessaire de
le faire. Car les fonctionnaires et parlementaires européens considèrent
que pour bien légiférer, ils doivent disposer du maximum d'informations
sur les différents intérêts en cause. Et si
vous ne faites pas entendre votre point de vue, les autres
- concurrents, consommateurs, écologistes, syndicats, etc. - eux,
sauront présenter leurs arguments.
- Que devient l'intérêt général dans cet affrontement d'intérêts
particuliers ?
Les deux ne doivent pas nécessairement être opposés : il faut
admettre que les intérêts
particuliers participent à l'intérêt général. Il n'y a problème
que lorsque seule une partie des intérêts en cause a la possibilité
de se faire entendre. D'où l'importance d'un système ouvert, où
tous sont invités à s'exprimer - et où mettre davantage
de moyens, "crier plus fort" que les autres ne procure pas un avantage
décisif. Devant le développement du phénomène, il reste toutefois
à régler (en Europe) la question d'un "code" de déontologie du lobbyisme,
à l'étude dans différentes instances (publiques et privées).
- Quel est le profil du bon lobbyiste ?
Pour répondre, il faut commencer par définir le lobbyisme : c'est
un instrument de communication stratégique, visant à "mettre en
phase" des objectifs de management général (ceux des entreprises)
et des décisions politiques, sur la base de dossiers techniques.
C'est donc un art complexe, au croisement de différentes "cultures"
: celles des hommes d'affaires, des élus politiques, des fonctionnaires
et des "techniciens". De plus, cet art s'exerce par rapport à une
décision elle-même de plus en plus complexe, prise selon des procédures
compliquées. Ceci se mesure simplement : les Dix Commandements ou
la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis étaient des textes
de 300 mots - la réglementation européenne sur les bonbons et sucettes
en compte 27.000... Face à cette définition, le profil du lobbyiste
est donc celui d'un homme capable de combiner
diverses compétences : communication, droit, technique, économie,
politique, diplomatie... en ayant notamment le sens de la stratégie
et de la négociation. De plus, il doit avoir un sens aigu de l'imagination
- car contrairement au juriste qui applique la loi (quitte à essayer
de lui faire dire ce qu'elle ne dit pas), le lobbyiste considérera
que si elle est inadaptée, il faut la changer !
- Concrètement, comment s'y prendre ?
Compte-tenu de ce que nous avons dit, vous comprendrez qu'il y
ait peu de "recettes" générales et universelles. Imaginez ce qu'implique
d'essayer de répondre à quelques questions de base comme : faut-il
intervenir ? auprès de qui ? par qui ? quand ? comment ?
Vous imaginez que les réponses
ne sont pas prédéfinies et varient selon les situations.
Une erreur fréquemment commise est de s'attacher essentiellement
aux moyens. S'agissant de stratégie, il faut commencer par identifier
les objectifs, les divers interlocuteurs et les ressources (temps,
hommes, etc.) - et ensuite seulement définir les politiques et mettre
en œuvre les moyens. Le temps est un facteur essentiel. Voyez le
contre-exemple récent de la manifestation des professionnels de
la route contre le permis de conduire à points : ce n'est pas à
la veille de son entrée en vigueur qu'il faut intervenir (c'est
un coup d'épée dans l'eau, on ne peut plus rien faire), mais au
moment de la préparation de la loi. Les "dix commandements" du bon
lobbyiste s'articulent autour de quelques
préceptes de base : voir loin (anticiper, avoir l'initiative...),
voir large (diversifier les moyens, les alliés, les relais...),
être ouvert (négocier, s'informer... et informer), professionnel
(avoir un bon dossier...), pertinent... mais aussi poli et honnête
! [cf. "dix"
commandements] Je ne peux les développer ici, mais il faut venir
au séminaire ! A partir de nombreux témoignages, sur des situations
très variées, nous dégageons progressivement, sinon des recettes,
du moins des lignes directrices et des axes de méthode.
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